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De la Tour à Genève

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De la Tour à Genève

Saint-Quentin, le 10 novembre 1913.

Je suis allé à Genève pour voir Mme Charrière et je ne l'y rencontrai point. Elle est pendue à un mur du salon du Comte de Saint-Georges et il se trouve que ce gentilhomme était aux eaux. Sa demeure était fermée, sans gardien, et il voulut bien me faire savoir qu'il rentrerait sous peu de jours mais j'étais déjà parti.

Mme de Charrière, née de Zuylen, d'une ancienne et très noble famille hollandaise fut tout à fait des amies de De La Tour, qui reçut une longue hospitalité chez le baron de Zuylen, son père, et y recommença sans se lasser, mais sans le réussir à son gré, le portrait de l'intelligente fille de la maison. Belle de Zuylen était laide, il n'y a pas à le nier, et l'esquisse qui figure dans la collection de Saint-Quentin sous le numéro 47 ne permet pas d'en douter. Mais les laides sont des modèles admirables pour un peintre et souvent aussi des amies incomparables pour des gens d'esprit.

De La Tour s'acharna au portrait de Belle. Spirituel et original comme il était, il trouva à qui parler, car la demoiselle avait une immense instruction, une langue bien pendue et un caractère bien à elle. Elle a écrit sur ses séances de pose des lettres exquises et qui sont souvent citées. En voici un passage amusant: "Sa manie, c'est d'y vouloir mettre ( dans mon portrait) tout ce que je dis, tout ce que je pense et tout ce que je sens, il se tue. Pour le récompenser, je l'entretiens quasi toute la journée, et ce matin peu s'en fallut que je ne me laissasse embrasser." Car De La Tour était très entreprenant avec ses modèles.

Bref, cette laide, séduisante et intelligente Belle de Zuylen -qui , au fond, aima toute sa vie Constant d' Hermenches, l'oncle de Benjamin Constant, mais Constant d'Hermenches était marié! - Belle, courtisée par une foule d'hommes de grande qualité et de haute distinction; y compris ce charmant prince Henri de Prusse, tué d'un coup de lance par un cavalier français en 1806, Belle épousa un médiocre gentilhomme suisse , M. de Charrière, - médiocre de toutes les façons - et acheva assez tristement sa vie à Colombier en 1805, laissant des ouvrages qu'on lit toujours avec plaisir et trouvant encore après sa mort des admirateurs passionnés.

Mais il n'y a pas qu'elle ou plutôt que son portrait à Genève.

De La Tour avait comme amis deux Genevois d'importance, Jean-Jacques Rousseau, dont il avait fait son dieu, et l'abbé Huber, qu'il méprisait peut-être, tout en l'aimant beaucoup.

C'était un drôle de corps que cet abbé Huber ( Houbre, comme on prononce à Genève, où la famille du nom est éteinte, mais est encore bien connue) et je me propose de pousser quelques recherches à son sujet. Il laissa en mourant, deux mille livres de rentes en viager à De La Tour.

Le portrait de l'abbé Huber est catalogué le premier dans la collection de Saint-Quentin. C'est le populaire chef-d'œuvre du peintre. Un abbé, affreusement laid mais de la plus spirituelle laideur du monde, s'est assis tellement quellement sur le bras d'un fauteuil et, la lumière de deux bougies dont la mèche de l'une charbonne, il lit avec une sorte d'avidité voluptueuse en un gros in-folio.

"Le pastel ici s'élève jusqu'à Rembrandt" se sont écriés les Goncourt.

De La Tour - ce qu'il faisait quand les modèles lui plaisaient- avait gardé l'original et avait donné une réplique à son ami, le neveu de l'abbé, qui était lui aussi un fameux original, en hérita et un Genevois de marque, allié à la famille Huber, M. Saladin, en fit cadeau à la ville de Genève.

Il y a entre les deux tableaux - celui de Genève et celui de Saint-Quentin - quelques variantes dont l'énumération serait fastidieuse. Cependant, j'apporte la réponse à la question si souvent posée: que lit donc l'abbé Huber pour y trouver tant de plaisir ? On a émis là-dessus des suppositions réjouissantes. Or, c'est tout simplement les "Essais" de Montaigne! le titre du livre est parfaitement visible sur le pastel de Genève. Voilà, comme dirait l'autre, un point d'histoire éclairci.

Tout à côté est le Rousseau.

Il faut vous dire que la ville de Genève vient de loger ses abondants souvenirs historiques et ses richesses d'art en un palais superbe et dans ce palais une salle du plus pur dix-huitième siècle (boiseries et meubles) nous retint longtemps, un saint-quentinois d'origine et de cœur aussi, M. Edgar Mareuse, M. Raisin, ancien membre du Conseil des Etats, avocat du consulat de France et amateur d'art très distingué et notre serviteur. Nous ne pouvions en sortir...

Donc le Rousseau est là !

C'est une fameuse réplique du fameux numéro 12 de la collection de Saint-Quentin mais qui est assez loin, à mon sens, de valoir l'œuvre initiale. M. Ringuier, député de Saint-Quentin, passant par Genève en février 1912, avait rendu une visite de compatriote aux De La Tour du Musée d'art et d'histoire et il avait noté , dans le journal le "Combat" du 2 mars que ce Rousseau était "bien moins joli" que le nôtre. Le mot se trouve être d'une critique exacte. En effet, De La Tour mit douze ans à renvoyer à Rousseau un second portrait. En 1753, il lui avait fait hommage du premier - dont nous avons l'admirable préparation à Saint-Quentin - mais il savait que le philosophe l'avait offert au maréchal de Luxembourg, son protecteur. En octobre 1764, De La Tour fit une réplique et l'expédia à Motiers où était Rousseau, mais il voulut vieillir "de chic" son modèle; de là quelques touches heurtées et au surplus à cette époque de sa vie, le peintre transformait à sa manière et recherchait davantage l'éclat et la vigueur.

Rousseau, qui avait déclaré que ce portrait ne le quitterait point, le donna à son ami et Compatriote Coindet et c'est le petit-fils de celui-ci qui le légua à la ville de Genève.

Il y a encore , en cette heureuse salle, deux pastels de notre illustre Saint-Quentinois; sa propre effigie du salon de 1737 ainsi catalogué : "L'auteur qui rit" .

De La Tour est représenté à mi-corps , regardant par une fenêtre sur le rebord de laquelle il s'appuie et montre de la main gauche une porte fermée qu'on voit dans le fond; il a la mine riante.

Voici d'après un critique, l'occasion qui lui donna l'idée de se peindre dans cette attitude; "M. De La Tour avait parmi ses amis un certain abbé ( l'abbé Leblanc) qui venait le voir très fréquemment et passait assez souvent une partie de la journée chez lui sans s'apercevoir qu'il l'incommodait quelquefois. Un jour, notre peintre, résolu de faire son portrait, avait fermé la porte au verrou afin d'être seul. L'abbé ne tarda pas à venir et à frapper à la porte. M. De La Tour qui l'entendit et qui était dans l'attitude de dessiner, fit le geste de pantomime que nous voyons dans son portrait. Il semble se dire en lui-même: Voilà l'abbé ! Il n'a qu'a frapper, il n'entrera pas ! Cette attitude ayant plu au peintre , il prit parti de s'y peindre."

Il y a plusieurs exemplaires connus de ce pastel et le graveur Schmidt en a fait une estampe recherchée.

L'autre pastel est le portrait d'un nègre "attachant le bouton de sa chemise " du salon de 1741.

De La Tour a voulu vaincre une difficulté. Aux peintres à dire s'il y a complètement réussi.

En tout cas , ces deux portraits étaient connus pour avoir été exposés, mais la trace en était perdue et c'est M. Ed. Sarasin, propriétaire aux environs de Genève et de vieille souche genevoise , qui, en 1881, les trouva dans son grenier.

Il les sortit de cette humiliante situation et les prêta à la ville de Genève. On les attribua d'abord à Liotard, car en Suisse tout pastel est de Liotard, comme en France de De La Tour - c'est une affaire convenue d'avance - mais le distingué conservateur du Musée d'art et d'histoire, M. Cartier, leur rendit leur glorieux état-civil.

Et maintenant , un problème. il y a toujours aux parois de cette salle, à surprises et à enchantements un portrait de De La Tour peint à l'huile, réplique inversée du beau pastel d'Amiens et cette peinture est tout bonnement admirable: "Vie, couleur, éclat, transparence; c'est la même virtuosité que dans le pastel qui est à Amiens..." a écrit M. Casimir Stryienski.

Or, De la Tour n'a jamais peint à l'huile et il était trop malin et trop soucieux de sa gloire et de ses intérêts pour s'y risquer.

De qui est cette peinture ?

M. Raisin , dont l'opinion fait autorité, disait : " D'un maître et d'un grand maître."

Mais lequel ?

Si jamais vous vous trouvez à Genève, allez en bon compatriote de notre glorieux artiste, passer une heure au Musée d'art et d'histoire et vous en rapporterez d'agréables souvenirs.

En tout cas, j'ai voulu vous faire partager mes impressions.

E.F.

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