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Sous la Botte (92)

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Sous la Botte (92)

A O ÛT 1 9 1 6

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COMME NOUS SOMMES.

AOÛT: mois d'attente et d'énervement. On se bat et très fort, et tout près de nous….. Des gens vont faire des cures de canon aux Champs-Élysées, assis sur certains bancs où il paraît qu'on entend mieux qu'ailleurs et restent là, sans pensée, sous la paix verte des ormes. Le 29 août, après un orage et sous la pluie qui tombe à seaux, une canonnade comme on n'en a jamais entendu retentit à l'ouest. On dirait une manivelle manœuvrée à une vitesse folle qui déclencherait des mailloches sur la peau tendue d'une grosse caisse, et toute la nuit ce sera cette volée de sons martelés en quatrième vitesse. À 6 heures du matin, silence…. Le soir, des projecteurs lointains argentent les nuages; de grandes lueurs – des obus éclairants sans doute – rougissent l'occident, et jusqu''à minuit sonnent les coups de gong des canons anti-aériens exécutant des tirs de barrage. On commence à voir, s'alignant dans l'horizon d'ouest, des ballons captifs allemands en forme de saucisses. C'est que le front se rapproche de nous, ou bien que les canons allongent leur tir… On réquisitionne les voitures d'enfants dans les maisons particulières et dans les magasins; il en part de pleins chariots: elles servent, paraît-il, au transport des vivres dans les tranchées. On a réquisitionné les cannes aussi, vous les prenant des mains dans la rue à l'occasion et opérant des rafles dans les vestibules. Les officiers s'appuient dessus avec affectation: le chemin de la paix s'allonge… Les nouvelles se font rarissimes: plus de «correspondance de Francfort.» Les laissez-passer pour la campagne sont supprimés. - C'est pour aller à l'enterrement de mon père, fait l'un. - Le mien est mort aussi et je ne suis pas allé à son enterrement, répond le fonctionnaire allemand. - C'est pour surveiller ma propriété. - Moi, mon jardin est en friche depuis deux ans. Voilà le ton. D'autre part, on continue et renouvelle l'appel des hommes et, le 8 août, la kommandantur prescrit un recensement des poules…

Le temps est incertain: très chaud au début du mois, puis froid et pluvieux. L'humidité est pénétrante. Le 17 août éclate le premier orage de ce méchant été. Il n'y a pas que de la vapeur d'eau dans l'air, il y a de l'irritation, de la malveillance, de l'injustice. Dans le cabinet du maire, on cause. - Ce sentiment, dit Gibert, ce sentiment de méfiance contre ceux qui détiennent une part d'autorité ou qui, plus simplement, administrent du moins mal qu'ils peuvent est né du parlementarisme, ou plutôt de la façon dont les politiciens l'appliquent. Ces gens ont tant menti, promis tant de beurre et donné si peu de pain, manqué si souvent à leurs engagements solennels qu'un scepticisme général a envahi la nation et la conséquence a été le mépris, quand ce n'est pas la haine, de toute autorité…., si peu autoritaire soit-elle.

- Excès de la personnalité, dit à son tour M. René Jourdain. On travaille depuis trop d'années en haut lieu à détruire les trois sentiments qui sont le contre-poids de l'éternel égoï;sme humain: l'amour de la patrie, l'amour de la famille et la crainte de Dieu. L'égoï;sme reste donc le plus fort, il entraîne tout, et ce qui n'est pas fait par et pour soi lui paraît mal fait. On n'admet plus la conception d'un pour tous.

- Ce n'est fichtre pas la «science,» dit Pierre Dony, qui conduit à ce fâcheux état moral. Dans la distribution des 44 110 vêtements américains et autres, j'ai fait cette remarque que vingt-huit pour cent des clients au-s/dessus de dix ans ne savaient même pas signer leur nom! Parmi les vieux, au contraire, peu «d'illettrés.»

- À ce propos, continue Pierre Dony avec indignation, il faut que je vous fasse part d'une remarque affligeant. Ce que nous avons reçu d'Amérique, sinon parfait, du moins acceptable, utilisable et méthodiquement choisi et présenté. Tandis que l'envoi du Comité français! Une braderie, un solde de marchande à la toilette: c'est absurde ou….. malhonnête, car enfin le Comité a payéé tour cela et probablement très cher; mais les trois pièces qui méritent l'étalage en sont: une nappe, un béguin de religieuse et un chapeau gibus! Si sur le front il en va de même!…

Le 28 août!… Deux ans déjà passés…

Rodrigue qui l'eût cru?

Chimène qui l'eût dit?

Et celui qui l'eût cru et qui l'eut dit le 28 août 1914 eût été traité de fou ou de mauvais citoyen. On vit, et c'est tout. On ne s'intéresse à rien de ce que l'on fait, mais beaucoup blâment ce que font les autres, ce qui est une manière de passe-temps. Pourtant, si, l'on pense – et douloureusement et à travers un voile comme à une aï;eule morte – à ceux qui vous ont quittés: parents qu'on retrouvera viellards, enfants qu'on ne retrouvera peut-être pas, ou dans quel état! Petits-enfants dont on aura perdu les années suaves. Le cœur défaut aux meilleurs. Pas un cependant ne désire la paix honteuse pour revoir ceux dont il est aimé: le sentiment de l'honneur survit à tout. On a grandement espéré de l'offensive de la Somme. On sait qu'elle se continue aux communiqués et au canon qui chante à la cantonade sa chanson toujours la même: mais ce n'est pas l'avance, c'est l'arrêt. On se résigne donc à un troisième hiver avec un petit frisson. On ne se rappelle plus ce qu'était la vie ancienne; on n'imagine pas ce que sera la vie nouvelle. C'est ce que la Gazette des Ardennes appelle l'adaptation. Imbécile!

LA BELLE ALLEMANDE.

Les Allemands, ayant l'esprit d'analyse, sont organisateurs, mais ne leur demandez pas d'improviser. Ce qu'on a appelé le système D n'entre pas dans l'ordre de leurs conceptions. L'offensive de la Somme bouleversa leurs dispositions sanitaires qui semblaient excessives: il y avait, en effet, pléthore de médecins, de spécialistes, d'infirmiers et surtout d'infirmières; amoncellement d'objets de pansements et de literie; abondance de médicaments; enfin, les hôpitaux français avaient été confisqués ou supprimés comme inutiles. Bref, la chirurgie et la thérapeutique allemandes paraissaient au-dessus de tout…

Or, c'est le gâchis. À Vauban, ce fut l'horreur. C'était là et à la Bourse qu'on déposait les Anglais et les Français. Ils restèrent trois ou quatre jours sur la paille – et quel fumier! - sans être pansés ni même nettoyés. Une salle d'opération fut installée dans un vestibule et, comme le chloroforme manquait, les opérations dites «petites» se firent sans anesthésie préalable; d'où les hurlements entendus de tous les environs pendant plusieurs jours…. Aucune hygiène, aucune propreté; quant à la prophylaxie, il n'en était plus question. La «manière allemande» faisait faillite. Par exception, l'abbé Verley fut autorisé, à la suite d'innombrables démarches, à venir confesser un Anglais catholique: il fut épouvanté. Uppenkamp ne manqua pas d'exercer non plus son ministère là où il n'avait que faire et, à la Bourse, il dit la messe en bottes et donna la communion aux soixante blessés français qui s'y trouvaient. Il en triomphait comme d'une victoire allemande et n'eût pas compris, mais pas du tout, si on lui avait objecté que c'était un prêtre français qu'il eût fallu envoyer pour ce ministère. Devant cette détresse sanglante, des personnes qualifiées s'adressèrent précisément à lui pour qu'il obtint qu'on entrouvrît la porte de ces géhennes à quelques dames de la Croix-Rouge, à quelques sœurs de la Charité qui eussent fait pénétrer un souffle d'espérance sous ces voûtes infernales. - Impossible, s'écria-t-il, et l'espionnage? Vous n'y pensez pas, Monsieur! Et l'on alla jusqu'à von Nieber, qui, pour tirer son épingle du jeu, répondit: - Il y a trop de haine entre les dames françaises et les dames allemandes.

Il faut le proclamer: les deux infirmières allemandes de la Bourse et de Vauban se dépensèrent généreusement. Je les vis à l'œuvre, l'une sans qu'elle s'en doutât. Par les interstices des planches qui remplacent les grandes vitres brisées de la Bourse, je regardai longtemps une mignonne infirmière, adroite et leste, panser, panser encore, panser toujours, mal secondée par deux infirmiers indifférents et balourds. Or, elle avait soixante blessés dans son service!

L'infirmière en chef de Vauban mérite une mention spéciale. C'est un type magnifique de jeune beauté aristocratique allemande: teint clair, yeux bleus, cheveux blonds dorés, profil plein et pur, corps robuste peut-être un peu fatigué par le saint travail pratiqué depuis deux ans en Allemagne, en Russie, en Bukowine et en France surtout. Élevée par une gouvernante française, Mademoiselle Clara, comtesse Schmising, s'est parfaitement entendue avec Madame Gibert qui venait rôder du côté de son ancienne ambulance, et a accepté de recevoir pour «ses» blessés ce qu'on pourrait leur procurer et dont elle donne la liste tous les matins: cela va d'un cure-oreilles à trente litres de soupe aux légumes – dont raffolent les Anglais – en passant par des gâteaux de riz et des biscottes. On tolère même (mais en cachette et pour les officiers seulement) des cigarettes. Le 7 août: - Demain, dit la comtesse, il y a évacuation: il faudrait 85 musettes contenant chacune une chemise, un caleçon, une paire de chaussettes, deux mouchoirs, une serviette, un calot et un morceau de savon. Et – chose incroyable – on trouve tout cela, même le savon. Le «chef d'état-major,» comme on l'appelle, de Madame Gibert et de ses collaboratrices, M. François Bienfait, s'y met à corps perdu. Sœur Clara (sœur n'est pas pris, en langage hospitalier allemand, dans son sens religieux), a su réunir un bon personnel qui a pour elle un respect profond. Son médecin est un vieil homme empressé et poli. Le poste de garde, farouche et hargneux, qui examine et fouille tout ce qui entre et sort, s'adoucit quand elle paraît. J'ai réussi à me glisser dans le sillage de Madame Gibert et à franchir le seuil du vestibule de Vauban. Je cause longuement avec la comtesse Schmising et tâche d'obtenir d'elle qu'on remette quelques livres aux blessés qui s'ennuient tant que quelques-uns, me dit-elle en riant, demandent à enfiler des perles… - Cela passe mon pouvoir, me répond-elle. Non! On craint l'espionnage, et cela est poussé si loin que les blessés sont ainsi rangés; un français, un Anglais, et ainsi de suite. J'ai cent quatre-vingts malades, dont moitié Anglais, moitié Français. Il y a en plus une dizaine de Russes et un Italien. Il crie toujours, celui-ci, et si je l'avais écouté, je ne serais pas venue bavarder avec vous…

On pense bien qu'en l'occurrence, Madame Gray (Voir avril 1915: Les prisonniers – Madame Gray) ne restait pas inactive. Elle s'était même tant dépensée et avait tant dépensé qu'il lui fallut déposer son bilan….. Disons tout: il existait une concurrence animée des meilleurs intentions, c'est entendu, et très administrativement dirigée, mais manquant de la souplesse que son initiative primesautière donnait à Madame Gray. Bref, il y avait conflit. MM. Flinois et Léon Basquin vinrent me trouver à ce sujet, car au Journal de Saint-Quentin , quand on faisait appel à la générosité des lecteurs, les bourses s'ouvraient toutes grandes. Le Journal, hélas! Était mort, mais ses traditions lui survivaient: une souscription discrète, dont vingt jeunes gens se constituèrent les receveurs, rapporta plus de douze mille francs. Mon avis fut encore que, sans tomber dans le «comité,» on remît les fonds, non à Madame Gray, mais à une réunion de braves gens – en la circonstance MM. Léon Basquin, Charles Desjardins, Maurice Bicking et Louis Vatin – qui parleraient au public, à la municipalité, voir à la kommandantur si besoin était, ce pendant que Madame Gray, déléguée générale auprès des blessés et prisonniers, agirait. Et ainsi en fut-il.

Le 5 octobre suivant, M. Léon Basquin me disait: - La quête s'est faite au bon moment. Il y avait beaucoup de blessés, de prisonniers; tous sont partis munis de ce qui leur était le plus nécessaire. On a pu, grâce à la grande générosité de nos concitoyens, ne pas lésiner avec eux. Il reste quelques mille francs qui sont mis à la disposition, pour les deux tiers de Madame Gray, pour un tiers de Madame Gibert… Évidemment, nous avions rêvé d'une organisation plus large et permanente, mais de telles difficultés ont surgi de par la volonté des uns, la timidité des autres, l'incompréhension volontaire de certains, que la médiocre solution adoptée est devenue la meilleure.

Le bien lui-même ne peut se faire en parfait accord: l'amour-propre ne supporte pas que d'autres en aient même l'idée, eût dit La Rochefoucauld.


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