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Sous la Botte (77)

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Sous la Botte (77)


«DANS LA GUERRE, IL N'Y A QUE LE RÉSULTAT QUI COMPTE.»

À L'époque où nous sommes arrivés, il y avait déjà longtemps que les vidages d'usines étaient commencés. La première grande razzia avait balayé l'usine Touron, rue Saint-Thomas. La commission municipale s'en était émue, ainsi que la Chambre de Commerce, mais l'intendance civile avait coupé court à la conversation et… continuait. L'important établissement David, Maigret et Donon était un véritable but de pèlerinage pour les dévaliseurs; tant à l'usine, rue Denfert, qu'à la maison de commerce, rue des Canonniers, il y avait toujours à prendre et les Allemands prenaient toujours. Depuis longtemps, des Français se seraient découragés! M. Honoré d'un côté, M. Briatte de l'autre, les deux directeurs , faisaient quelque résistance, mais le capitaine Goë;rz s'était juré qu'il ne resterait ni un écrou, ni un coupon, et il se tint parole.

M. Briatte, le directeur commercial, homme précis, curieux et cultivé, trouva tout de même une fois à qui parler et sa conversation il vint me la dicter incontinent.

Donc, le 20 avril se présentait rue des Canonniers le fameux artiste-dévaliseur capitaine Goë;rz, flanqué de son adjudant et accompagnant un colonel. Les trois Allemands passèrent une inspection détaillée et prirent des notes nombreuses. M. Briatte suivait….. À un moment donné, il demanda à l'adjudant de Goë;rz, qui observait les distances: - Alors, on va encore nous… emprunter quelque chose? Mais il n'y a plus rien d'utilisable ici, même pour la population civile. - Ne vous plaignez pas, dit l'adjudant, qui était assez bonhomme: on a enlevé plus ailleurs. - Ce n'est pas une consolation, dit M. Briatte, mais je crois cependant – ceci pour l'exactitude – que c'est notre maison qui a fourni la plus forte réquisition, - J'ai voulu dire,Monsieur: «ailleurs» qu'à Saint-Quentin. Ainsi, à Perenchies, près de Lille, nous en avons réquisitionné pour dix-sept millions dans une seule maison…

Le trio sortit.

M. Briatte ne respirait jamais et avait raison. En effet, le lendemain, voilà que s'amène un capitaine à lunettes d'or, parlant très correctement le français. Il demande, lui aussi, à voir toutes les marchandises restantes.

- On est venu hier, observa M. Briatte résigné. Qu'est-ce que vous allez encore me... prendre? - Oh! Moi, je ne prends rien. J'indique. En tout cas, j'ai un rapport à faire et il faut que je le fasse.

Et il se mit à demander des renseignements et tels qu'à la fin, M. Briatte questionna: - Vous nête donc pas du métier? - Non, je suis avocat.

L'inspection passée, on causa. L'avocat, comme par hasard, était bavard. - Vous ne savez pas l'allemand; ce n'est pas comme en Allemagne où l'on sait trop le français. - Nous sommes sans doute de l'avis du grand Frédéric, dit M. Briatte en riant, qui ne savait guère l'allemand non plus et estimait que la seule langue digne d'être parlée était le français.

Le capitaine à lunette d'or rit jaune; puis: - Parlons à cœur ouvert, dit-il enfin, vous et moi. Vous vous étonnez de ces continuelles réquisitions, Eh bien! Mon avis, à moi, et je ne suis pas le seul à l'avoir, c'est qu'il faut tout vous prendre… C'est une précaution pour l'avenir. - Nous ne sommes pas si loin l'un de l'autre, riposta M. Briatte, car mon avis est que vous nous prendrez tout. Me permettez-vous d'aller jusqu'au bout de ma pensée? - Même si vous croyez qu'elle me déplaira, Monsieur, je vous en prie. Cela ne sortira pas d'ici. - Eh bien! Continua M. Briatte, ce qui nous différencie, c'est que, si les rôles avaient été renversés, nous aurions respecté notre signature. C'est dans nos traditions. Vous êtes avocat et vous savez mieux que moi encore, par conséquent, la valeur effective et la force morale d'une convention. Or, vous avez signé que vous respecteriez la «propriété privée» et les biens inutiles aux besoins d'une armée en campagne, comme disent les Conventions de la Haye. Voyez ce qu'il en reste et encore me dites-vous que ce peu, il faut le prendre…

Et comme l'officier esquissait un geste: - Permettez-moi de finir ma pensée, dit vivement M. Briatte, c'est dans nos conventions: c'est dangereux ce que vous faites. Il y a des siècles – il y a seulement cent ou plutôt cent cinquante ans (car, en 1814+1815, cela ne se faisait déjà plus ou était considéré comme de la barbarie) – une ville était livrée au pillage généralement très réparable , car ce que le soldat pouvait emporter n'était pas lourd. Bref, c'était réputée barbare. Soit! Le soldat passait: français, allemand, espagnol… Mais maintenant, nous connaissons ceux qui nous réquisitionnent. Je sais où habite M. Goë;rz par exemple, ce qu'il fait d'affaires, combien il a d'enfants….. Ma haine sait où se fixer. À défaut d'autres revendications – et enfin ce n'est pas fini, vous n'êtes pas le vainqueur nécessaire – je puis le rencontrer après la guerre, en Suisse ou ailleurs, et je serai autorisé à le montrer du doigt en disant: «Voilà celui qui a tout volé chez nous!» L'avocat en uniforme ricana et, après des: «Oui, oui….., certainement, Monsieur, il conclue: - Dans la guerre, il n'y a que le résultat qui compte.

- J'en prends note, s'écria M. Briatte, et il accourut pour me dire: - La note, c'est vous qui la prendrez, mais j'espère bien que c'est eux qui la paieront.

«ALORS, JE PRÉFÈRE M'ENNUYER ENCORE UN PEU.»

L'un des anciens ouvriers du Journal de Saint-Quentin, Albert Meunier-Fourcherot, réquisitionné, conduisait une presse dite «pédale» à l'imprimerie de l'étape, installée dans le grand établissement Tarot, rue de Lunéville.

Or, le jour de Pâques (23 avril), sur toutes les tombes des soldats français inhumés au cimetière Saint-Jean, s'étalait un petit placard recommandant, au nom du patriotisme, de ne prêter quelque aide que ce soit à l'ennemi. Ce placard, les Allemands le connaissaient; il avait été jeté d'un avion quelques mois auparavant et au moment où la question des ouvriers français réquisitionnés pour des besognes de guerre était à l'aigu. C'était pur hasard, mais c'est le cas de dire que cela tombait bien. D'autres que les Allemands en avaient ramassé, au moins un exemplaire, qui fut réimprimé en cachette et ce qu'on appelait l'Avis de l'aviateur fut ainsi déposé sur les tombes. Les Allemands écumèrent, parlèrent de de fermer les imprimeries, ce qui ne signifiait pas grand'-chose car on n'y travaillait guère et, en attendant, les ouvriers français de l'imprimerie de l'étape, où l'on n'avait certainement pas imprimé l'Avis de l'aviateur, furent fouillés et l'on perquisitionna chez eux.

Or, chez les parents d'Albert Meunier, les policiers trouvèrent une lettre de son cousin germain, André Hachet, qui lui racontait ses impressions sur la guerre et faisait de la stratégie naï;ve. Il n'y avait pas de quoi fouetter un chat. Ce ne fut pas l'avis des Allemands qui demandèrent où était ce cousin qui se permettait «de parler politique.» C'était l'expression consacrée. La famille Meunier fut unanime dans un pieux mensonge qui n'était, d'ailleurs, qu'un demi-mensonge: «C'est un travailleur civil qui a été emmené avec les autres du côté de Péronne.» Et, en effet, le pauvre garçon avait été levé trois mois auparavant et s'en était allé casser des cailloux sur les routes, mais il était revenu depuis longtemps, pour cause de santé et se terrait chez lui. Il avait fallu donner l'adresse de ses parents. Le policier chef n'avait pas cru un mot de ce qu'on lui racontait, aussi se dirigea-t-il à grandes enjambées vers la maison du cousin. Quand ily arriva, la première personne qu'il y rencontra, ce fut la petite Suzanne Meunier, qui avait couru cependant qu'il marchait et avait prévenu tout le monde. Le jeune cousin avait aussitôt joué «La Fille de l'Air,» comme on disait vers 1850. Le policer, furieux, la traita de coquine et arrêta tout le monde, sauf celui qu'il recherchait.

La petite Suzanne, âgée de quatorze ans et principale coupable, fut conduite à la kommandantur. On lui dit de ne pas bouger. Fatiguée d'immobilité et ayant mal aux pied d'une bottine qui la gênait, elle fit quelques pas et reçut du soldat préposé à sa garde, un formidable soufflet dont elle eut pendant deux jours la tête enflée. Le lendemain, ce soldat, venu à la prison sous un prétexte quelconque, lui demanda pardon et lui dit que c'était d'ordre de son sergent. Il lui fit donner du café sucré auquel elle ne toucha pas. Ceci se passait le mardi 25 avril. Deux jours de suite elle fut conduite à la police secrète, rue d'Alsace. Le commissaire l'interrogea et, comme elle était très ferme dans ses réponses, il la battit, la giflant, lui donnant des coups de baguettes sans arrêt pendant son interrogatoire, la traitant de coquine, de canaille, de crapule et de gourgandine.- Je n'ai jamais vu, s'écriait-il, une gamine avoir tant de culot!- C'est que vous n'avez jamais vu de Française, répondit la petite qui refoulait ses larmes.

Le commissaire termina ses interrogatoires par cette appréciation personnelle: «Cochons de Français!» Il fit mettre Mademoiselle Suzanne Meunier en cellule en la menaçant de ne lui faire donner à manger que si elle entrait dans la voie des aveux.

L'autorité pénitentiaire allemande n'alla pas tout à fait jusque-là, et la petite Suzanne eut du pain et de l'eau deux fois par jour. La pauvrette pleurait et tâchait d'attraper des souris avec son pain pour jouer avec elles. La gardienne, voyant des traces de larmes sur ses joues, lui demanda: - Pourquoi pleurez-vous? - Je m'ennuie après maman – Dites la vérité et vous la reverrez. - Alors, je préfère m'ennuyer encore un peu. Le samedi, de guerre lasse, on l'envoya se promener. D'ailleurs, le jeune cousin, espérant faire sortir de prison son père, sa mère, sa tante et les trois enfants de celle-ci qui avaient été incarcérés à cause de lui, s'était rendu. En effet, après quelques semaines de détention, tout le monde fut élargi, sauf le jeune cousin, André Hachet, qui, le 26 juin, fut condamné par le conseil de guerre à deux ans et cinq mois d'emprisonnement pour avoir fait «de la politique et rédigé un petit journal injurieux pour les officiers allemands.»

Il m'a semblé que l'héroï;sme de Suzanne Meunier valait d'être célébré.


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