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Sous la Botte (7)

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Sous la Botte (7)

OCTOBRE 1914

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Le canon ne s'arrête pour ainsi dire pas pendant ce mois, allant du murmure à la rafale, et nos espoirs décroissent et croissent avec lui.

RÉQUISITIONS BAVAROISES

Les réquisitions non plus ne s'arrêtent pas. Au 20 octobre, on en sera au numéro 8000. Il y a de tout, depuis un ballon de football jusqu'à un étui de préservatifs. De jeunes officiers, balafrés d'Universités, entrent dans le cabinet du maire sans frapper, sans se découvrir, s'asseyent devant lui, à sa table, rédigent leur petit papier, le donnent à la signature et filent. L'un d'eux traite M. Gibert de»cochon» parce qu'il hésite devant une exigence un peu forte. Renseignements pris, ce rustre est juge au tribunal de Bonn! On leur rend mépris pour mépris, à la grossièreté près, et ils en entendent de dures, mais étant donné le métier qu'ils font, ils n'ont pas le droit de se fâcher. Ils usent, d'ailleurs, de la ressource de faire semblant de ne pas comprendre…

M. Gibert, qui a toujours le mot, me désigne l'un d'eux et dit très haut: -Est-ce qu'il ne vous produit pas l'impression d'un Huron entrant dans le salon de la duchesse de Vicence? Quelque valeur peut-être, mais aucune éducation.

Les infirmières – la 8e plaie d'Egypte – s'en mêlent et se montrent d'une âpreté nerveuse «affligeante pour le sexe,» eussent dit nos grands-pères. Les fourrures sont dévalisées d'abord; puis: «tant d'aigrettes….. tant de mètres de rubans» et surtout «tant de corsets.»

La réquisition la plus joyeuse fut celle du prince héritier de Bavière logé chez Mme Françoise Hugues: des femmes! Sa chasteté guerrière pesait à Son Altesse. La police dut se mettre en quête et elle amena rue d'Alsace trois donzelles dûment vérifiées par le docteur Poreaux. Le prince en garda deux et les renvoya le lendemain matin avec un bon sur la Ville. Gibert conserve précieusement la pièce, mais je possède le certificat médical.

Il faut dire la vérité: dans cette course à la rapine, ce sont les officiers bavarois qui avaient le pompon. Ils faisaient queue, entrelardés d'infirmières, au guichet d'enregistrement et attendaient patiemment leur tour. Cette queue serpentait jusque dans l'escalier et l'on surprit souvent des gestes d'étonnement de la part d'officiers de la kommandantur qui montaient au secrétariat pour affaires de service. À l'un d'eux, le maire se plaignit un jour très vivement. C'était un d'homme d'ordre que l'on connut plus tard comme tel, prussien, mais maniable.

-Ne vous fâchez pas, Monsieur le maire, dit-il. Les Bavarois sont des cochons, tout le monde le sait. Nous allons faire cesser ce scandale qui nous dégoûte autant que vous.

Et de fait, le lendemain même, l'employé du guichet d'enregistrement put respirer un peu.

LES ÉTAPES. – VON NIEBER.

Quant aux grandes contributions de guerre, le sujet a été traité dans des ouvrages précédents: Les Bons régionaux, les Murailles de Saint-Quentin, Les soixante-quatre Séances du Conseil municipal, et je n'y insiste pas ici.

Le 11 octobre, au milieu de la levée d'une contribution «ayant pour assiette, écrivait le général von Henningrath, directeur des étapes de la 6e armée, à M. Chauvac, receveur particulier des finances, les contributions annuelles des contribuables au Trésor public et aux communes,» le régime de l'autorité à Saint-Quentin changeaet devint définitif: la 6e armée (bavaroise) céda la place à la 2e armée, qui n'avait fait que traverser la ville aux premiers jours, concurremment avec la 1re et, comme elle, avait «raté» Paris. L'état-major s'en revenait assez piteusement de Montcornet. Quant au service des étapes, il commençait cette installation prodigieuse pour laquelle la ville de Saint-Quentin ne fut bientôt plus assez grande et qui , en enlevant, d'une part , au général commandant l'armée tout autre souci que celui du combat, se livra, d'autre part, à «l'exploitation économique» (je lui emprunte l'expression) du territoire divisé en kommandantur es où évoluait cette armée, c'est-à-dire un immense triangle ayant pour base le front de combat, de Bucquoy, dans le Pas-de-Calais, à Noyon, dans l'Oise, et pour sommet Maubeuge, dans le Nord.

Le directeur en était Son Excellence le lieutenant-général von Nieber. Le premier officier allemand admis à suivre les manœuvres de l'armée française après la guerre de 1870, il avouait que c'était le souvenir, le plus agréable de sa vie. Spécialisé dans l'aéronautique, il entretint avec le célèbre colonel Renard les relations les plus cordiales. Voyageur, diplomate, séjournant le plus qu'il pouvait en France., il s'était déprussifié en partie. En tout cas, il tolérait la discussion et même la contradiction et il proposait de résoudre toutes les difficultés par la réunion «d'une commission de quelques messieurs» autour d'un tapis vert. Cela venait de ce qu'il avait des prétentions à l'éloquence, mais hélas! il parlait mal le français et le comprenait de travers. De là, des coq-à-l'âne dont il riait bruyamment après les avoir constatés. On s'associait alors plus discrètement à sa gaîté. Petit, gros, bien sanglé, verbeux, agité, une énorme moustache poivre et sel lui barrant la figure, il donnait l'impression d'un gentilhomme campagnard se démenant au milieu d'un concours agricole dont il serait le président. Je n'oublierai jamais cette phrase de lui, somme toute banale, mais dont le ton pénétré et la qualité de celui qui la prononçait faisaient l'abrégé d'une philosophie: «Monsieur le maire, l'état de guerre est un état très sérieux.»

Le 11 octobre donc, M. de Schon remplaçait le baron de Welzer à l'intendance civile. M. Chauvac acquittait la contribution par tous petits paquets et s'était arrangé de manière à ce que les fonctionnaires allemands missent la main sur des rôles qui n'avaient avec la réalité qu'un lointain rapport. Le premier mot de M. de Schon fut: - Ne donnez plus rien à ces Bavarois, qui sont insatiables. Mais ce que le nouvel intendant conseillait de refuser aux Bavarois, il entendait bien le prendre pour lui-même. Le baron de Welzer revint, exigea son reste, supplia, menaça, et finit par emporter encore une somme de 8706 francs 30 centimes qui venaient d'être versés par des communes retardataires. Jamais un Bavarois ne partait les mains vides. – C'est pour avoir la paix, soupira le général von Nieber!

Quant aux deux millions – ou presque – réclamés à la Ville même, après de longs débats et une constitution d'otages qui furent assez malmenés, une souscription publique y pourvut.

LA VISITE DE GUILLAUME II.

C'est par une matinée radieuse, le dimanche 4 octobre, où une douceur de printemps atténuait la sévère mélancolie de l'automne, que Guillaume II arriva à Saint-Quentin. La kommandantur avait choisi comme palais impérial la très belle demeure que M. et Mme Charles Basquin possédaient sur le côté des Champs-Élysées.

Ils en furent prestement expulsés le matin même et une armée de soldats tapissiers appropria l'immeuble à sa destination provisoire. Deux jeunes dames du voisinage furent requises «pour faire un lit» dans lequel Guillaume II ne coucha d'ailleurs même pas, car il lui faut son «plumeau» à l'allemande. Le majordome, désolé de ne trouver que douze chaises de salle à manger pareilles pour dix-huit convives, s'enquit de savoir où se procurer les six autres: - À Paris, répondit Mme Charles Basquin dans un sourire.

À 11 heures, une auto grise que pilotaient deux chauffeurs géants, entra dans Saint-Quentin, suivie de quelques autres, par la rue de la Fère. À côté de Guillaume II était assis le prince héritier de Bavière, Rupprecht, qui était allé au-devant de son impérial cousin. Le cortège s'arrêta rue de Lorraine, devant la vaste habitation de Mme Edmond Testart, et l'on déjeuna chez von Bü;low, le commandant de la 2e armée. Puis, pointe vers le front, en direction de Ham. C'était le but et la raison du voyage. À 5 heures, l'empereur était de retour et, à 8 heures, il offrait à dîner au palais impérial. Le lendemain matin, de bonne heure, nouvelle randonnée à l'ouest. À midi, déjeuner frugal avec quelques officiers et, à 2 heures, Guillaume II envoyait chercher en automobile M. Charles Basquin qu'il désirait remercier de son involontaire hospitalité.

Introduit dans son propre salon, M. Basquin attendit une minute à peine. Une porte s'ouvrit et l'on annonça: Der Kaiser!

L'empereur surgit en tenue de campagne, tenant sous son bras gauche inerte le casque couvert d'un manchon gris. – L'œil bleu est surtout interrogateur, me disait M. Charles Basquin le même jour; les allures sont vives, les cheveux sont blancs, mais la moustache est châtain et droite et non plus relevée comme jadis. La denture est superbe et Guillaume II veut qu'on le sache, car il rit à tout propos. Il parle le français sans accent et appuie tous ses arguments de gestes expressifs: on sent qu'il veut persuader, convaincre; bref, il se met en frais pour son interlocuteur et la conversation rebondit, s'égare, revient…

Cette conversation, la voici; elle est intéressante.

Après les compliments du début, l'excuse pour le dérangement et le sans-façon de la réception, l'empereur dit, en montrant ses bottes poussiéreuses: - Excusez-moi, c'est la guerre!

Il devient très grave, et: - Oh! la guerre! C'est une terrible chose. 'Frappant sa poitrine). Je n'ai jamais voulu la guerre, moi, j'ai fait tout pour l'éviter. J'ai retardé la mobilisation de quatre jours et donné des ordres formels à tous mes chefs d'armée afin de ne pas laisser mettre un pied sur le sol français; le lendemain, je recevais dépêche sur dépêche m'annonçant que les Français entraient en Allemagne. Alors, j'ai marché, mais je vous le répète que jamais je n'ai désiré la guerre.

M. Basquin. – On a, en effet, dit longtemps en France que l'empereur d'Allemagne était un souverain pacifique.

Guillaume II (le prenant par son habit). – Très bien! Voilà la vérité, répétez-la. J'aime la France, j'aime les Français. C'est un peuple intelligent et brave, mais bien mal gouverné.

M. Basquin. – Sire, croyez-vous que cette malheureuse guerre durera longtemps?

Guillaume II (réfléchissant) – Je ne crois pas. S'il n'y avait que les Français en cause, nous finirions par nous entendre, mais avec les Anglais, ce sera plus long, je le crains.

Et comme l'empereur savait que M. Basquin était un grand industriel, il lui parla tout d'un coup finances.

Guillaume II. – La Banque de France a envoyé tout votre or en Angleterre, vous ne le reverrez pas.

M. Basquin. – Sire, c'était par prudence. Et puis, l'Angleterre est si riche!

Guillaume II. – Non; l'Angleterre n'a pas d'argent. (Frappant sur sa poitrine). C'est nous qui avons l'argent.

M. Basquin plaide alors pour la ville de Saint-Quentin épuisée par les réquisitions et les passages de troupes.

M. Basquin. – La population est calme, très bonne. Il y a quelques têtes chaudes, des socialistes…

Guillaume II. – Chez nous aussi. (D'un air dégagé) Mais ça ne fait rien du tout.

M. Basquin. – Sire, j'en reviens à mon idée. Comment se fait-il qu'au vingtième siècle, chez des peuples qui se prétendent civilisés, on puisse s'égorger comme en ce moment?

Guillaume II. – Que voulez-vous? Depuis que le monde est monde, il y a eu des guerres, il y en aura toujours.

M. Basquin. – On ne pourrait donc pas arriver à s'entendre? Si tous les chefs d'Etat de l'Europe se réunissaient, il leur serait facile d'imposer le désarmement.

Guillaume II. – Oui. Je suis tout à fait de votre avis. J'ai tenté cela il y a deux ans, à la conférence de la Haye. Au bout de deux jours, personne n'était plus d'accord et j'ai dû me retirer. Enfin, voilà…

L'empereur remercie encore, s'excuse de nouveau, se recule d'un pas, joint les talons, salue et sort.

Il repart immédiatement pour son grand-quartier de Mézières.

LES NOUVELLES DÉSOLATRICES

Au commencement du mois, on affiche, à la poste, en allemand, des dépêches manuscrites. Très vagues, elles sont cependant désolatrices pour nous. Au surplus, dans la «course à la mer» que nous devinons, que nous déduisons de quelques mots entendus par surprise, de fragments de journaux lus en cachette, de dépêches difficilement interprétables, Castelnau et Maudhuy eurent bien de la peine à ne pas se laisser déborder et perdirent du terrain, mais, grâce à Dieu, maintinrent la position. On comprend donc que le colonel von Blankenburg, commandant de la place, se frotte les mains en disant: Ça va bien, nous avançons partout.» Ce reître avait assisté à la bataille de Saint-Quentin, le 19 janvier 1871; il était revenu, en touriste, vingt ans après, visiter le lieu de ses premiers exploits; il y achevait sa carrière militaires entre deux vins, penchant du côté du meilleur, car, comme par hasard, il s'y connaissait et il n'hésitait pas à mettre un factionnaire à la cave de M. D…, où il avait découvert un certain bourgogne qu'il n'entendait partager avec personne. C'était un farouche anticlérical et il proclamait, quand il causait avec des Français, que la guerre avait été déclarée par les curés…

Le 8, à la fin de l'après-midi, il sort de la Kommandantur installée au Crédit Lyonnais, un papier à la main et fait de grands gestes. Les soldats, toujours nombreux sur la place, se groupent autour de lui. Sous un bec de gaz, il lit…. Des hourras, des casquettes en l'air. Il entre au café de l'Univers qui regorge d'officiers: c'est l'heure de l'apéritif. Même enthousiasme. Un cortège s'organise qui s'arrête devant l'Hôtel de Ville pour chanter La garde du Rhin. La nouvelle, c'est la prise d'Anvers. Les Allemands, garant de la neutralité de la Belgique, prennent Anvers! On s'imagine dans quels sentiments l'on se couche à Saint-Quentin ce soir-là.

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