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Sous la Botte (67)

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Sous la Botte (67)

LES PAUVRES TRAVAILLEURS CIVILS.

Il en est arrivé des fournées encore: 142 de Caudry, Aire-sur-la-Lys et autres lieux; puis des environs de Guise,; et tous ont été entassés dans l'usine Taisne (tissage de la Croix-Saint-Claude), tout en haut du faubourg d'Isle. Les premiers jours, il y eut des évasions assez nombreuses. Les pauvres garçons se mouraient de faim. Voici le régime: le matin, un morceau de pain noir pour la journée; à midi, une soupe, soit au maï;s, soit au riz, soit aux haricots, mais toujours cuisinée de façon dégoûtante; le soir, un jus noir. Ils sont astreints à un travail assez dur à la gare, sur le port ou sur les routes.

Le faubourg s'émut de cette détresse. M. l'abbé Mercier, curé de Saint-Éloi, réunit quelques-uns de ses paroissiens et leur demanda d'y subvenir. Il en parla même en chaire le dimanche 6 février. On lui répondit avec une fervente ardeur. Tous les jours, à 4 heures et demie, ceux qui se sont inscrits pour faire la soupe du jour et en ont reçu les éléments arrivent à la petite porte de l'usine – du côté des champs – avec des lessiveuses ou d'immenses marmites à deux anses. Les factionnaires allemands, pitoyables, s'y prêtent, enviant peut-être ce régal qu'ils ignorent. Le tout est que la silhouette d'un officier n'apparaisse pas à l'horizon. Un jour, ce désastre est arrivé et il a fallu remporter la bonne soupe.

- C'est l'espoir de la France, disait avec énergie à M. le maire la sœur franciscaine Sainte-Souris – du moins, le peuple l'appelle-t-il ainsi, car elle est haute comme une botte et se faufile partout.

Gibert, qui était venu voir ce spectacle réellement émotionnant prescrivit de donner du pain en quantité très suffisante et s'entendit avec l'abbé Mercier pour le reste. J'étais avec lui et ce qui nous toucha presque jusqu''aux larmes, ce fut la vue d'une très vielle femme, misérable d'aspect, qui apportait, avec amour, pourrait-on dire, un litre de bière aux jeunes et malheureux travailleurs civils.

LA KOMMANDANTUR: BERNSTORFF ET NIEBER.

Depuis, longtemps, le personnel supérieur de la Kommandantur-ville est le suivant: le capitaine von Bernstorff, inamovible commandant: le lieutenant Klingelhoffer, chargé des réquisitions et de la solde; le lieutenant Gü;nther, chargé su service des prisonniers, évacués, etc.; le lieutenant Hauss, chargé des logements, du théâtre, des incendies, des pompes funèbres et d'une foule d'autres besognes; le lieutenant Bonsmann, adjudant et secrétaire, fonctionnaire appliqué, mettant plus d'ordre dans les choses que dans ses idées.

Sur le «commandant de ville,» j'ai écrit ce que je savais et pensais à propos de son arrivée à Saint-Quentin en janvier 1915. Je n'y reviens pas.

Le lieutenant-général von Nieber, directeur des étapes, est un personnage plus intéressant. Il fut le premier officier allemand admis à suivre les grandes manœuvres en France après la guerre de 1870-71. Le tact des officiers français, dans la circonstance, l'a impressionné au point qu'il en parle encore avec admiration, le mot n'est pas trop fort. Son opinion est que les gens du sud-ouest, où il s'est beaucoup promené à pied, sont les plus séduisants des Français. S'étant occupé d'aérostation et délégué à Paris pour la réglementation des routes de l'air, il se lia intimement avec le célèbre colonel Renard. Il a été chargé de missions en Angleterre et au Monténégro. Somme toute, il est, sans effort, à la hauteur des fonctions qu'il exerce en ce moment et qui sont d'une extrême importance, le directeur des étapes étant chargé de l'organisation du territoire occupé et devant ne laisser à son collègue le commandant de l'armée que le soin de la bataille. Oh! Ce n'est pas que Nieber soit un ennemi sentimental. Lui aussi est tout imprégné de la doctrine sauvage de Chausewitz, mais c'est un ennemi maniable, et il se rend aux bonnes raisons, surtout lorsqu'elles lui sont présentées en commission, autour d'un tapis vert. S'il peut, par surcroît, ânonner un discours pensé en allemand et traduit audacieusement, mot pour mot, en français, alors il incline à l'indulgence. Voici un mot de lui qui le peint à son avantage: - Tout ce qu'on ne me défend pas expressément d'autoriser, je le laisse faire…

Le sous-préfet, qu'il avait d'abord ignoré de parti-pris, car il n'admet qu'une autorité administrative, la sienne, força sa porte et lui dit: - Excellence, mon intention formelle est, quoi qu'il doive arriver, de m'intéresser aux populations que le gouvernement français m'a confiées et de soutenir leurs intérêts, respectueusement auprès de vous. - C'est votre devoir et je vous aiderai, lui répondit Nieber, à qui cette attitude parut convenir. Et ce ne fut pas une promesse en l'air. Du reste, Vittini, qui est le charme même, lui plaisait beaucoup, d'autant que, longtemps sous-préfet de Bayonne, il représentait son idéal, «le Français du sud-ouest.»

Voici quelques fragments de conversations qui peignent l'homme et non point avec des couleurs désagréables. M. Flinois, président du Tribunal de Commerce, s'était plaint, par lettre adressée à la Kommandantur, que sa belle propriété de Ribemont (l'ancienne abbaye de Saint-Nicolas-des-Prés) eût été saccagée. Le général von Nieber enleva, le 16 février au matin, M. Flinois dans son auto en lui disant: Allons constater les dégâts. Il ne cessa de parler, écorchant le français avec sérénité, mais se faisant bien comprendre. Il s'en prit d'abord aux maréchaux du Premier Empire qu'il jugea d'un mot assez heureux chaque fois. Et tout à coup: - Que pensez-vous de Soult? - Euh! Il a laissé une assez f$acheuse réputation, risqua M. Flinois. - Comme militaire peut-être, dit Nieber, mais en Dalmatie, il se montra administrateur incomparable. On ne l'a pas oublié.

Évidemment, von Nieber, au long d'une «paix allemande,» aurait été enchanté de jouer les Soult en Vermandois. Puis, par une association naturelle d'idées: - Votre pays, où j'ai séjourné, où j'ai voyagé, est très beau, mais il est bien mal administré, vous n'en avez pas pour votre argent. - Ce n'est pas moi qui vous démentirai, Excellence. - Vos villes, par exemple, sont mal tenues et en retard sur tout. Aucune suite dans les travaux d'amélioration ou d'embellissement. Le maire est le domestique des électeurs. En Allemagne, le maire, fonctionnaire de l'État , sait ce qu'il veut et le fait. C'est préférable. Comme l'auto allait gaillardement: - Voilà une bonne voiture. D'ailleurs, la construction française est supérieure à tout ce qui se fait en Allemagne. J'ai déjà couvert plus de quinze mille kilomètres avec cette six cylindres et elle est comme neuve. - Je la reconnais, pensa Flinois, c'est la Renault de Louis Doublet qui la soignait comme la prunelle de ses yeux. Me général allait toujours: - On est monarchiste par ici? - Mon Dieu, Excellence, pas précisément. Avant la guerre du moins, les monarchistes étaient l'infime minorité. - Alors, on est bonapartiste? - De sentiments, de tempérament, oui, mais pas dans la forme. Les élections étaient radicales ou socialistes parce que le gouvernement penchait de ce côté-là. Le général regardait la plaine. - Quel riche pays! C'est incroyable! Il n'y a plus d'engrais, plus de bestiaux, plus de chevaux, et la terre est cultivée, propre, prête à donner ce qu'on lui demande. M. Flinois aurait pu dire au général – car il ne l'ignorait pas – qu'en 1557, un officier de l'armée de Philippe II, qui venait assiéger Saint-Quentin, avait fait la même remarque et, plus près de nous, que dans l'automne de 1914, le prince de Salm, qui courait beaucoup les routes pour son inspection d'ambulances, ne tarissait pas sur la beauté fertile du Vermandois. Puis en entrant dans Ribemont: - Voulez-vous me permettre de vous dire qu'il y a quelque chose de ridicule chez vous, c'est le nombre de cabarets. - À cela non plus je n'ai rien à objecter, confessa M. Flinois.

Arrivé à pied d'œuvre, le général fut bien forcé d'avouer que l'ancienne abbaye était dévastée, mais il eut une longue conférence avec le commandant du lieu et, se tournant vers Flinois, il lui dit péremptoirement: - Il paraît que ce sont les turcos…

Là, von Nieber redevenait Allemand.

(Le général von Nieber dut être desservi auprès du Grand quartier à cause de sa modération relative. Aussi n'attendit-on pas la fin pour lui fendre l'oreille et avant la fin des hostilités, on lui «rendit son chapeau claque,» pour nous nous servir de l'expression allemande usitée en pareil cas. Bernstorff, au contraire, très bien en cour, avait été nommé prématurément commandant d'Amiens, mais Amiens resta en Utopie, comme eût dit Rabelais.)



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