D É C E M B R E 1915
SESSION DE BACCALAURÉAT.
MM. Pierre Dony et Labouret, qui ont des enfants au lycée, avaient entretenu le proviseur d'une session possible de baccalauréat dont les diplômes vaudraient ce qu'on pourrait les faire valoir après la guerre…
Le proviseur n'y fit pas d'objection, mais Pierre Dony lui conseilla, pour éviter un veto sans explication, d'en entretenir l'aumônier Uppenkamp, inspecteur de l'instruction publique sur le territoire d'étapes de l'armée 2. Celui-ci y vit une nouvelle occasion d'affirmer l'utilité de sa fonction et abonda dans ce sens. Il jugea impossible le transfert à Lille, siège de l'Académie, des candidats, mais il estima possible le transfert à Saint-Quentin du recteur et du doyen de cette Académie et il s'en occupa. Il y fallut de longues négociations qui à la suite d'une démarche personnelle du général von Nieber à Charleville, finirent par aboutir. M. Georges Lyon, recteur, accompagné de MM. Damien, doyen de la Faculté des sciences, Derocquigny, doyen de la Faculté des lettres, et Ribery, adjoint, arrivèrent à Saint-Quentin le dimanche 28 novembre au matin, dûment escortés. C'est la Ville qui les reçut et les traita.
D'autre part, MM. Philippi, principal du Cateau, Preux, principal d'Avesnes, avaient amené quelques élèves. Il en était venu aussi du Quesnoy, de Fourmies, de Cambrai et des environs de Saint-Quentin. Quarante-deux se présentaient au baccalauréat de l'enseignement secondaire (2e partie): 8 présentés, 7 reçus; mathématiques et philosophie, 9 présentés, 7 reçus, un asmissible; 1re partie, latin-grec, 7 présentés, 4 reçus; latin-langues, 8 présentés, 5 reçus; latin-sciences, 6 présentés, 4 reçus; et sciences-langues, 4 présentés, 2 reçus.
Le lendemain de son arrivée, M. Georges Lyon avait demandé l'autorisation de réunir ce qui restait de personnel enseignant et, dans une séance de trois heures – on se sentait heureux d'être ensemble – prononça des paroles réconfortantes. - La jeunesse, dit-il notamment, cette jeunesse dont on doutait déploie un héroï;sme surhumain. Le fils du maire de Lille, Delesalle, grièvement blessé, guéri, mais incapable de reprendre un service à pied, s'est fait aviateur…, il y a des milliers d'imitateurs. Puis: - Je vois une France nouvelle surgir. La presse elle-même se discipline et se résout à ne dire que ce qu'il faut. (Rires.) La patience, cette vertu que l'on ne croyait pas française, est pratiquée par la nation tout entière.
M. Georges Lyon est l'auteur de bons travaux sur l'Angleterre et l'esprit anglais. - L'Angleterre n'a jamais faibli dans ses résolutions, s'écrie-t-il, et a toujours poussé jusqu'au bout l'entreprise commencée. Avec elle, la victoire complète est assurée… Il y avait eu quelques «grabuges» au lycée où le proviseur est assez discuté: - Attention, dit M. Georges Lyon, je reviens sur mon conseil: de la discipline et encore de la discipline! Nous avons beaucoup à faire de ce côté. Il faut en tout et partout un chef admis, indiscuté, devant les ordres de qui l'on s'incline. Suivons l'exemple admirable de l'armée. Bref, on sort de là ragaillardi.
Les proviseurs du Cateau et d'Avesnes sont abondants en récits lamentables ou terrifiants. C'est ainsi que M. Philippi me confirme l'assassinat de M. M Lhomme, l'ancien pharmacien de Bohain, homme excellent et praticien de valeur, qui était, entre parenthèses, un grand ami du Journal de Saint-Quentin. Retiré depuis peu dans sa belle propriété du Cateau, il avait rendu aux ambulances, manquant de personnel, de signalés services. M. Lhomme avait cru pouvoir garder au bout de son jardin quelques pigeons sédentaires et la kommandantur du lieu, avertie d'ailleurs par un officier qui logeait chez lui, sembla donner un consentement tacite . Puis, un beau jour, il fut arrêté et fusillé «pour crime de pigeons voyageurs,» avec quatre infortunés aussi coupables que lui…
Le bâtiment du collège a été systématiquement brûlé le 26 août 1914 afin, dirent les Allemands, d'éclairer la route que les troupes avaient à suivre… Quant aux candidats, des enfants, M. Philippi a obtenu pour eux un mois de repos afin qu'ils pussent se préparer, car ils étaient prisonniers, travailleurs civils…
M. Preux, de son côté, raconte les prouesses, dont l'écho est venu jusqu'à nous, du baron von Meyring, le commandant d'Avesnes. En ses proclamations, il se vante d'être l'incendiaire d'Orchies, gros village du Nord qui n'est plus qu'une ruine affreuse. Très «artiste,» il envoie en Allemagne des trains entiers de mobilier ancien. Il a gardé pour son installation particulière à la sous-préfecture ce qui lui a paru le mieux et s'est arrangé un intérieur de vieille cocotte courant les antiquaires. Il vit là gaillardement en compagnie d'un singe et d'un éléphant. Il a consacré ses loisirs à l'édification d'un monument aux morts tout à fait grotesque et, réunissant la population, il a proclamé: - Vous voyez ce chef-d'œuvre? Il est très joli, hein? Eh bien! Je vous le donne…. Et ce fut toute la cérémonie, discours compris. Cette folie néronienne est fréquente chez l'Allemand prussifié et arrivé trop vite à la civilisation, tout en restant foncièrement barbare, à cette différence près que Néron fut, lui, le contraire d'un parvenu.
Revenons au baccalauréat.
Les examens ont lieu, sans solennité aucune, dans la grande broderie de la rue de Villebois-Mareuil où s'est installé le lycée. Mademoiselle Deporge, directrice du lycée de jeunes filles, MM. Hantz, proviseur, Medrzecki et Marchand, professeurs, complètent le jury. Tout se passe très sérieusement et avec une conscience admirable, inclinée cependant à l'indulgence, cela va de soi.
Uppenkamp fait de fréquentes apparitions, mais ne s'impose pas. Les résultats sont proclamés le 1er décembre. Sur quarante-deux candidats, trente sont reçus et un déclaré admissible. On se sépare non sans émotion.
LES IMPRESSIONS DU RECTEUR.
Mais M. Georges Lyon lui-même a noté, dans le Temps du 4 octobre 1924, les souvenirs que lui avait laissés cette extraordinaire session de baccalauréat. Nous nous sommes assez souvent adressé à des journaux afin de compléter nos propres informations, pour ne pas citer avec intérêt ces lignes du recteur de l'Académie de Lille:
Le 10 août 1915, je reçus une visite qui ne laissa pas de me surprendre. C'était celle d'un officier, du moins il en portait l'uniforme, avec il est vrai, une fine et longue chaîne de métal à laquelle je n'avais pas tout d'abord prêté attention. De haute taille, bien campé, on l'eût pris à première vue pour un capitaine de cavalerie. Il m'apprit qu'il était un prêtre catholique. Il avait le titre d'aumônier militaire dans la 2e armée; on l'appelait, m'a-t-on dit, «monsieur le curé.» Cultivé, érudit, possédant l'arabe et l'hébreu, parlant à peu près notre langue. Très Allemand, quelque peu chauvin, je lui dois pourtant cette justice qu'il ne lui échappa aucun mot de nature à choquer une oreille française.
Ce n'était point, on le pense bien, en sa qualité d'ecclésiastique qu'il venait de Saint-Quentin à Lille s'entretenir avec moi. Il se présentait comme inspecteur de l'étape. Il avait mandat de contrôler les écoles. Ici, ni le titre, ni la fonction n'existent, Dieu merci, car je n'aurais pu admettre une telle ingérence, exclusive de notre autonomie. Au reste, d'après ce que j'ai su, la mission de M. Uppenkampe (c'est son nom) paraît avoir été pkurôt platonique. Elle s'est limitée à des conversations avec nos chefs d'établissements.
La raisin de sa venue était d'obtenir de moi pour la ville de Saint-Quentin «un bienfait» (ce fut son expression.) Bienfait qui consisterait dans l'ouverture d'une session de baccalauréat. Voici plus d'un an que durait l'état de guerre. Les familles dont les enfants touchaient au terme de leurs études étaient anxieuses de savoir s'ils ne pourraient absolument pas prétendre au diplôme si recherché qui, dans les années ordinaires, couronne la longue période de l'instruction. Consentirais-je à tenir pour valables des examens passés à l'intérieur de notre lycée et auxquels, bien entendu, auraient accès les élèves des établissements libres? Ma réponse ne pouvait faire doute. «Monsieur l'aumônier, dès qu'il s'agit d'accorder une satisfaction à mes concitoyens saint-quentinois, vous me voyez tout prêt. Mais, pour réaliser l'épreuve qu'ils désirent, des conditions sont indispensables. - Je devine, me dit-il: la délégation par l'Université de Lille d'un professeur de Faculté qui présiderait aux opérations. - La présence d'un seul membre de l'Université serait absolument insuffisante. - Quel minimum exigeriez-vous? * Trois professeurs à tout le moins. - Je crains que «Son Excellence» le général inspecteur ne consente pas. - En ce cas, rien de fait.»
Ici, M. Georges Lyon a le sentiment que son interlocuteur brûle de lui dire que «le gouvernement impérial pourrait bien procéder lui-même à l'organisation de l'examen,» mais, d'un mot, le recteur coupe court à cette prétention. Continuons:
M. Uppenkamp se leva, m'annonçant qu'il allait en référer à «Son Excellence»et qu'il espérait me rapporter, dans quelques semaines, les trois laissez-passer. «Pardon, Monsieur l'aumônier,vous parlez de laissez-passer comme d'une affaire qui va d'elle-même. C'est que vous ignorez sous quel régime de fer nous vivons ici. Obtenir un bon de circuler au dehors, si j'exempte les deux villes sœurs, Roubaix et Tourcoing, suppose un véritable tour de force. Nous sommes encagés, cloîtrés, murés. - Ne vous inquiétez point pour si peu, me dit-il. Les permis dont je parle sont délivrés par l'inspection générale et passent par-dessus les kommandanturs.»
… Le baccalauréat! Mot magique! Jamais plus qu'en ces quelques mois je n'avais mesuré quelle place occupe dans notre vie sociale l'institution qu'il désigne. Êtres bachelier! Ne pas l'être! Sur le point d'atteindre l'age d'homme, tout est là. En temps normal, il n'est pas pour les familles de la classe moyenne de pire anxiété?. C'est bien autre chose en période d'invasion.
… Le 27 septembre, M. Uppenkamp reparaissait à mon cabinet apportant les trois laissez-passer. C'était revenir à point. Il n'y avait aucune raison de faire attendre aux Saint-Quentinois «le bienfait» auquel ils attachaient tant de prix. Trois représentants des Facultés, c'était un peu maigre. Mais en requérant à Saint-Quentin même des examinateurs auxiliaires dans l'excellent et dévoué personnel du Lycée Henri-Martin, nous nous tirerons d'affaire. La délégation fut ainsi constituée: le doyen de notre Faculté des sciences, M. Damien, bientôt septuagénaire, alerte comme un jeune homme, plein de courage et d'élan; M. Derocquigny, l'esprit d'abnégation personnifié; et M. Ribéry, distingué docteur ès-lettres, adjoint à la Faculté. Ils se mirent en route le 28 novembre par un froid de glace. Muni-moi-même d'un laissez-passer antérieur, il me fut possible d'en faire coï;ncider la date avec celle de leur départ. Ainsi que sur la route de Douai, sur tout notre parcours, nous n'apercevions pas un civil. Nous autres, habitants du Nord, l'usage du chemin de fer nous est interdit, tout comme nous est refusé l'emploi de la poste, du téléphone, de l'automobile, que dis-je? De lantique véhicule qui a nom: une voiture. Nous nous figurons être ramenés à l'âge des cavernes. Si ce n'est point là faire la guerre aux civils, de quel nom désigner le régime auquel nous sommes soumis et qui nous ravit une à une toutes les commodités de la civilisation?
La session d'examen dura quatre jours. Une quarantaine de candidats y participèrent. Nous eûmes la satisfaction d'apprendre que des élèves du Quesnoy, d'Avesnes, du Cateau, ceux de ces deux dernières villes amenés par leurs principaux, s'étaient fait inscrire. Et ainsi nous ne siégions plus à l'intention d'une unique ville, mais bien au profit d'un groupe de cités qui avait pour centre Saint-Quentin. La proportion des admis fut sensiblement celle des sessions normales. Nous n'entendions pas avoir dressé un moulin par les portes duquel il serait loisible à chacun d'enter. Une question, toutefois, s'était posée, aussitôt résolue. Quelques candidats, de ceux-là surtout qui nous venaient des villes voisines, étaient totalement démunis d'argent. Refuserions-nous de les inscrire? C'eut été d'autant plus odieux qu'ils étaient loin de leurs familles, sans ressources, hébergés gratis dans leurs collèges respectifs. Nous décidâmes donc simplement de leur réclamer l'engagement écrit de payer plus tard les droits qu'ils étaient présentement hors d'état d'acquitter.
Le quatrième jour, les opérations du jury voyageur étaient closes. Elles s'étaient accomplies avec une irréprochable régularité. J'avais eu toutefois jusqu'au dernier moment des inquiétudes qu'un propos de M. Uppenkamp avait à Lille fait naître en moi. Ne m'avait-il pas exprimé l'intention d'assister aux épreuves? «À celles de l'oral, tant que vous voudrez, lui avais-je déclaré, puisqu'elles sont publiques. Pour les délibérations du jury, c'est autre chse. De par la loi, elles doivent avoir lieu en secret.» Lui, avec un sourire: «Oh! Rassurez-vous, je ne me propose pas d'interroger.»
À Saint-Quentin même, autre tentative, habilement déjouée par le doyen Damien. «Son Excellence tient beaucoup à ce que sur la liste des élus soit apposé le timbre de la kommandantur. - Inutile, réplique le doyen, nous n'établissons pas de liste. Les noms sont proclamés de vive voix. - Mais le timbre devra figurer sur le procès-verbal. - Il n'y a pas de procès-verbal.» Et ainsi nous avons, jusqu'à la fin, été les maîtres chez nous, sans ombre d'immixtion étrangère.
En cette dernière journée, examinateurs et candidats reçurent la visite u sous-préfet et du maire, M. Gibert. L'un et l'autre avaient tenu à venir exprimer aux délégués de Lille la reconnaissance de la population.
Georges Lyon
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