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 47 - Sous la Botte : Août 1915

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L’AVENTURE DE MADAME B…

Le 5 août, Madame B… est arrêtée… L’événement divertit les Saint-Quentinois peu charitables. Cette personne, qui a le génie du commerce, avait ouvert, il y a une quinzaine d’années, un dépôt d’objets anciens ou crus tels et, avec le goût qu’ont les bourgeois de la République pour les commodes Louis XV, les bonheurs-du-jour Louis XVI, les chaises-longues Empire et même les tables de nuit Louis-Philippe, Madame B…, chez qui l’on risquait d’ailleurs, vu son ignorance professionnelle, de faire des occasions, s’enrichissait. Le prince Auguste-Guillaume, amateur de bibelots, commença à baguenauder longuement dans ses salons et acheta. Cela mit ce déballage à la mode et il fut de bon ton chez les officiers riches ou courtisans d’enlever ce que l’Altesse royale avait remarqué. Celle-ci réclama même un jour des petites femmes et Madame B… répondit: – Monseigneur, je ne tiens que des antiquités, ce qui n’était pas mal. Madame B… avait des facilités singulières pour voyager afin de sauver les débris en bois-de-rose ou d’acajou, des régimes déchus. La tentation lui vint tout naturellement. D’origine alsacienne, elle parlait l’allemand. Tout cela fit qu’elle fut traitée d’espionne. C’était absurde, mais elle laissa dire et continua d’entasser des marks sur des bons communaux. Elle vendit spécialement de ce qui était défendu: sucre, rhum, café et, après l’affiche taxant le beurre à 3 francs, elle continua de l’offrir à 6. Le lieutenant Bonsmann, de la kommandantur, l’un des taxateurs et qui détestait les camarades à bandes rouges, fit faire enquête et perquisition. Madame B… se fâcha, menaça de révéler des chose désagréables ou même scandaleuses, mais n’en fut pas moins condamnée à vingt-et-un jours de prison. Le prince Auguste-Guillaume intervint et la peine à dix jours. Mais quelque tempq après Bonsmann eu la seconde manche; il fit opérer une perquisition dans toutes les formes; ele amena la découverte de quelques mousquets et d’une épée du Premier Empire et celle aussi d’une quantité de bouteilles d vins fins et de liqueurs et des boîtes de cigares de luxe. Quelle aubaine! Mieux encore: Bonsmann, dansant de joie, agitait une cassette sonnante et criait: «J’ai la galette.» Du coup, Madame B… fut expédiée à Aulnoye et ses magasins furent mis sous scellés. Le prince Auguste-Guillaume n’y put rien: devant les mousquets, l’Altesse royale rendit les armes. Et, par surcroît, pour les beaux yeux de la cassette, dans laquelle on trouva 26 000 francs, Madame B… fut condamnée par jugement du tribunal de campagne de la kommandantur de l’étape mobile 8/III à une amende de 4 200 marks-or, «valeur monétaire française,» à prélever sur le contenu de la cassette. On va s’occuper de soutirer le reste…

Pour le métier qu’elle faisait, Madame B…. était obligée d’employer des gens douteux et l’un d’eux, qui l’avait éblouie grâce à sa qualité d’ancien banquier – disait-il – et qui n’était qu’une crapule, l’avait froidement dénoncée.

L’ENTRETIEN DES PRISONNIERS.

J’ai essayé de rendre justice à Madame Gray, la providence des prisonniers. Il serait malséant de ne point parler de M. Thome, notable commerçant qui, mis à la tête des Volontaires de la sécurité publique, se rendit utile autant que faire se put. À la demande de Gibert, l’homme heureux en ses choix, il organisa avec sagesse et méthode le service des prisonniers et évacués. Les Allemands, bien entendu, s’en étaient chargés d’abord, voulant et sachant tout faire par postulat, mais, vite débordés, ils avaient renvoyé la chose à l’Hôtel de Ville en disant: – Ce sont des Français, c’est votre affaire.

La nourriture des pensionnaires de M. Thome fut d’abord sommaire: du pain et du fromage. Il se mit en quête d’un local où faire de la cuisine plus réconfortante et moins uniforme. Les Allemands l’estimèrent à leur convenance, ce local, et en chassèrent M. Thome. Il se réfugia, en fin de compte, au Fourneau économique.

Les récriminations relatives à la nourriture furent assez vives. La vérité est qu’il y eut – jusqu’à l’époque où nous sommes de l’occupation – deux périodes difficiles, l’une où l’on ne pouvait se procurer ni pommes de terre, ni huile, ni viande, ni beurre, ni pain, si bien que certains prisonniers retour d’Allemagne pouvaient dire: – Nous étions mieux là-bas, et une autre période où les rapatriés arrivèrent en masse, si bien que tout manqua à la fois: personnel au courant, vivres et matériel. Ainsi, le 15 juin, M. Thome, nullement prévenu, eut à s’occuper de onze cents rapatriés ou prisonniers! Quant aux évacués des villages de la Somme (Chilly, Hem-Monacu, Feuillères, Maucourt, Chaulnes, Marchélepot, Pressire, Roquigny, Longueval, Montauban, etc.), leurs convois allaient de 10 personnes à cent cinquante; la question de leur logement était encore plus angoissante que celle de leur alimentation. Pensez qu’il y avait des enfants à la mamelle et des femmes de 86 ans! Puis c’étaient les prisonniers militaires par bande de cent et parfois plus…

La ration primitive et, quand on avait des vivres en abondance, s’était composée ainsi: 300 grammes de viande, 700 grammes de pommes de terre, 250 grammes de légumes et 750 grammes de pain. Il fallut déchanter. En novembre, la moyenne fut de 220 évacués-prisonniers par jour, soit 6 210 repas qui revinrent à trente-six centimes rt demi l’un; du 12 au 31 décembre,moyenne de 250 prisonniers ou 4 500 repas à cinquante deux centimes et demi l’un; du 1er au 15 janvier, 140 prisonniers, 2 000 repas à trente-deux centimes; du 16 au 31 (période de disette), 3 150 rations à vingt six centimes… On cria. Bref, en juillet, où tout est cher, le repas monte à cinquante-deux centimes. Il faut remplacer les pommes de terre absentes par les haricots et les pois.

Les évacués qui travaillent abandonnent cinquante centimes par jour pour leur nourriture. Le pain est pris sur les farines américaines, et la ville ne procède plus, dans ce service, comme au début; par réquisition, mais par vote de crédits spéciaux. Somme toute, on ne peut faire mieux.

LE COMITÉ DE DÉFENSE DES INTÉRÊTS ÉCONOMIQUES.

C’est à M. Louis Vatin que vint d’abord l’idée de recueillir tous les documents nécessaires pour renseigner, aussitôt que possible, les pouvoirs publics sur l’importance des pertes subies par la population saint-quentinoise du fait des hostilités et obtenir après la guerre – car enfin elle finira – du crédit de l’État, soit à titre d’indemnité, soit à titre de secours, les sommes indispensables au rétablissement de la vie économique dans notre ville.

Les débuts furent hésitants, mais Gibert traça le programme: – il faut, dit-il, que votre travail soit général et qu’on dresse un état de réquisitions et de dommages aussi bien pour l’industrie, le commerce et l’agriculture que pour les particuliers.

La tâche effraya d’abord ceux qui avaient offert de l’accomplir en la délimitant, mais le maire tint bon et laissa entendre que l’initiative de l’enquête appartiendrait à la municipalité, tandis que l’agent d’exécution serait l’Union commerciale. Une fois de plus, il avait vu juste. Des questionnaires furent rédigés avec clarté et la distribution en fut assurée par le corps des Volontaires. Les deux setions: A, intérêts particuliers, B, intérêts industriels, commerciaux et agricoles, sont précidées, l’une par M. Gobaut, agent d’assurance, l’autre par M. Thome, président de l’Union commerciale. Au 30 juillet 1915, les trois secrétaires, MM. Hurtray, Edouard Camus et François Bienfait, ont mis en l’état 2 800 dossiers généralement établis avec beaucoup de probité, puisque les réductions opérées par les commissions, qui se montrent très «regardantes,» ne dépassent pas cinq pour cent des estimations personnelles.

(Les Allemands finirent par avoir connaissance de cette opération et ils l’interdirent, mais elle continua de fonctionner plus difficilement sous le manteau. Le vidage d’abord, puis la destruction totale de Saint-Quentin la rendirent inutile, mais il m’a semblé qu’il était juste de la signaler comme une nouvelle preuve de l’esprit pratique et organisateur de mes concitoyens.)

ON CAUSE POLITIQUE.

L’anniversaire de la déclaration de guerre nous incite, dans le cabinet du maire, à nous entretenir des événements. M. Poincaré et Guillaume II ont rédigé chacun un manifeste que nous apportent les journaux allemands. La traduction très serrée qu’en fait Charles Desjardins nous permet d’apprécier la forme solide et agréable de l’éloquence présidentielle. C’est plus nourri et pensé de plus haut que le «topo» impérial, banal et renfrogné, qui présente tout de même un inventaire de guerre plus brillant que le nôtre. Mais une même pensée attristante nous vient: M. Poincaré nous a oubliés, les envahis!

Et l’on glisse sur la pente: on cause politique et l’on se montre sévère pour nos pâles dirigeants. – Quand on ouvre les journaux allemands, on a peur d’y lire les nouvelles de France, murmure tristement Charles Desjardins. – Peuh! dit Pierre Dony, nous sommes là à espérer la fin. Or, la fin ne finira rien. On se remettra à tourner dans le même cercle. – Non et non, s’écrie L. V… en donnant un solide coup de poing sur une table! Recommencer la politique française d’avant guerre? Continuer d’allier la servilité devant l’électeur au gaspillage des deniers publics? N’avoir comme idéal qu’une sportule quelconque ou une exemption aux dépens de tous ou de quelqu’un? Parler sans cesse au lieu d’agir? Merci bien! Comme dit Cyrano. Je n’ai jamais caché mes convictions républicaines ni mes idées de penser libre – respecteux avant tout de la pensée des autres – mais si ça redevient ça, la République et la liberté, je n’en veux plus pour mes enfants…

Il se fait un silence.

Un brave maire des environs est là, venu en ville pour affaire urgente. – Bah! Nous en sortirons, dit-il, notre peuple est bon. Et il raconte qu’il a logé un pasteur à grade de capitaine, qui lui disait: – Monsieur le maire, on nous a toujours représenté la France comme un pays d’athées et de débauchés. Quelle erreur et comme on nous trompait! Partout, à la place d’honneur, dans vos maisons et sur vos chemins, je vois l’image du Christ. Et vos populations sont douces, polies, honnêtes et bonnes. Comment se fait-il qu’elles soient représentées par un gouvernement qui n’est pas fait à leur image? Car enfin, vous l’avouerez, Monsieur le maire, vous avez, depuis vingt ans surtout, un sale gouvernement. – Comme maire, lui répondit T.R…, je ne puis vous approuver, mais comme citoyen, c’est assez mon avis.

On était au noir – et il est de fait que ça va mal. Gibert a son bon sourire: – Allons! Allons! Nous ne savons pas tout; nous ne savons même rien du tout, une bonne victoire arrangera les choses. Seulement, cette coquine-là se fait un peu attendre.

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