Enfin, le journaliste allemand donne sur deux organisations de guerre, les ambulances et le parc de réparation des canons, des détails qui ne manquent pas d'intérêts:
Saint-Quentin est maintenant un de nos centres militaires principaux en France. Cela ressort non seulement du grand nombre de soldats de toutes les armes possibles, mais aussi de la quantité d'installations modèles. Parmi celles-ci, il faut citer avant tout des hôpitaux de premier ordre. J'ai visité, entre autres, le grand hôpital de guerre installé dans ce qu'on appelle le Palais de Fervaques. Ce monument moderne, grandiose et fastueux avec ses deux ailes en saillie et un perron d'un grand effet, le seul qui domine les toits lorsque de loin on a une vue d'ensemble de Saint-Quentin et qui force l'attention à côté de la Cathédrale, contient le Palais de Justice, la bibliothèque et, dans le corps principal, une immense salle des fêtes, qui est en même temps une sorte de galerie de tableaux de la Ville. Dans le hall d'entrée, on a érigé un autel destiné au service divin pour les malades. En ce moment sont assis sur la plate-forme du perron et sous le soleil printanier nos convalescents, la tête bandée ou le bras en écharpe, une pipe à la bouche. La salle des fêtes; élevée, bien éclairée, est entièrement occupée par des lits dont 1'éclatante propreté est accentuée par la clarté de l'ensemble. Cela vous donne une impression spéciale de voir, en ce brillant lieu de fête des Français, toutes ces longues rangées de lits de campement, ces visages jeunes et pâles, les sœurs s'empressant avec un zèle discret d'un lit à l'autre, les hommes dont la guérison est proche circulant avec des béquilles ou des pansements de toutes sortes, d'autres lisant, jouant ou bavardant en groupes; et tout autour, le long des murs, de grandes peintures, riches en couleurs, en partie vraiment dignes d'attention, la plupart remontant au siècle dernier et pleines de divinités et de nymphes exubérantes. Sur l'une des parois se trouve un tableau, colossal et brillant, Oreste poursuivi par les Furies, dans le style du milieu du XVIIIe siècle; en face, un tableau plus grand encore, tout-à-fait moderne, du genre impressionniste, représente le pillage et l'expulsion des habitants de Saint-Quentin par les Espagnols et les Anglais en l'an 1557; c'est une peinture de Tattegrain, brutale et désagréable au point de vue artistique…
On a ouvert plusieurs brasseries allemandes, principalement pour la garnison de Saint-Quentin et pour les soldats qui sont de passage dans la ville. La maison Kasten, firme bien connue de Hanovre, a installé un restaurant de vin sur le marché et un hôtel à la gare, ce qui est particulièrement agréable pour les officiers venant des tranchées du front en permission dans la ville.
C'est aussi une bonne idée d'avoir établi un Foyer du soldat, non loin de la Cathédrale, dans une maison spacieuse, abandonnée par ses propriétaires. Les hommes y trouvent, dans des chambres propres, bien éclairées, un cabinet de lecture avec des journaux et des revues – excellente occasion, comme toutes les 6uvres du même genre, pour nos «dons d'amour,» - une salle de correspondance, des jeux de toute sorte; ils peuvent avoir à prix réduit du thé, du café, de la bière, des petits pains; ils ont à leur disposition un jardin garni de tables et de chaises, qui s'épanouissent ces jours-ci en une magnifique floraison de lilas bleus; et presque tous les soirs, on y fait des conférences à la portée de tous, parfois avec vues photographiques, sur des sujets historiques, géographiques et scientifiques. La direction de l'armée a nouvellement installé un cinématographe avec des films patriotiques et amusants. On fait tout pour rendre moins pénible au soldat l'éloignement de sa patrie, pour lui donner une excellente stimulation et pour le maintenir à l'écart des mauvais lieux et des plaisirs malsains.
Saint-Quentin, dont les environs présentent un paysage assez uniforme, possède à l'intérieur de la ville de très jolies promenades que l'on appelle les Champs-Elysées, petit bois assez étendu avec un très beau jardin d'agrément. Il y a aussi un musée tout spécial, d'une portée artistique considérable, le musée Lécuyer, du nom du propriétaire de l'hôtel particulier – de très bel aspect et d'un grand air – qui l'a légué à la ville dans ce but. Ce musée contient, entre autres objets artistiques de valeurs diverses, de très beaux verres vieux romans, et , par-dessus tout, une collection de portraits au pastel de Quentin De La Tour. Ce peintre célèbre de la cour de Louis XV est un enfant de la cité et possède un monument auprès de la Cathédrale. Nous trouvons les portraits, d'une conception étincelante d'esprit, des plus renommés parmi les contemporains du peintre: Voltaire, Rousseau, d'Alembert, la Pompadour, etc., qui tous sans exception, ont la même expression de sourire, obsédante dans son ensemble. Je disais au Français qui me guidait, un homme assez âgé et aimable, que si j'avais à choisir, je me contenterais d'emporter un seul petit tableau: un jeune et capricieux visage de femme, à la figure allongée, d'un incarnat ravissant, au cou svelte, aux yeux bruns magnifiques, d'une vie extraordinaire; c'était le portrait de Mademoiselle Fel. - Monsieur a bon goût, me dit mon vieux guide, c'était la maîtresse du peintre.
Parmi les établissements allemands de Saint-Quentin, le plus intéressant est l'école d'artillerie de l'armée. On avait commencé à la créer le 4 octobre avec un noyau de 53 ouvriers de la fonderie de canons de Spandau. Au. Aujourd'hui, elle occupe environ 260 ouvriers. On utilisa les ateliers et les machines d'une usine que l'on trouva, comme toujours en France, dans un état de saleté, de désordre et de délabrement indicibles. J'ai vu le calcaire provenant de la désincrustation d'une chaudière: il avait une épaisseur de 15 millimètres et aurait provoqué avant peu une explosion. Dans cette usine, on procède sur une vaste échelle à la remise en état du matériel d'artillerie détérioré au cours des combats, autant toutefois qu'il paraît réparable, et même, si j'en juge d'après ma faible expérience de novice, lorsqu'il ne paraît plus avoir d'autre utilisation que la revente au ferrailleur.
On a peine à s'imaginer le nombre de carcasses de canons qui sont amenées ici, non pas pour être reléguées dans des halls de débarras, mais pour être traitées avec la même tendresse et le même zèle que ceux d'un chirurgien pour ses blessés; pour être, suivant toutes les règles de l'art, martelées, forgées, soudées, rapiécées, meulées, polies, etc., et redevenir, en définitive, brillante et rajeunies, comme les petites vielles à la sortie du moulin d'Apolda. J'ai vu des boucliers en acier appartenant à des canons allemands et français; les balles les avaient percés comme des boîtes de pêcheurs, les éclats d'obus leur avait donné l'apparence de vieux torchons. J'ai vu des canons dont les essieux de fer avaient été pliés en forme de faucille et dont les roues étaient enfoncées comme des coins dans les affûts démolis; des mitrailleuses tellement et si bizarrement déformées, tailladées et déchiquetées qu'elles ne semblaient pas avoir été façonnées par la main des hommes: on eut dit des mimicrys, ces insectes étranges du pays de Brodignac; j'ai vu un coffre à munitions dont un éclat d'obus avait ouvert la surface supérieure comme une boîte à sardines, le projectile avait passé juste au milieu, entre les deux conducteurs. - Mais, dis-je à plusieurs reprises, cela ne doit pas valoir le transport. - Et pourquoi donc? Me répondit-on en souriant, voyer ce canon et ce bouclier: ils paraissaient encore plus abîmés. Voici justement un canon tout criblé de trous en réparation, on voit encore des traces de soudure, vous ne les apercevrez bientôt plus. Accompagnez-moi à notre champ de tir; aucune mitrailleuse n'est rendue avant que le soldat qui doit la servir ne l'ait éprouvée lui-même. En voici une qui vient d'être terminée aujourd'hui, elle avait aussi mauvaise apparence que celle que vous jugiez tantôt irréparable. Nous allions à l'air libre dans une grande prairie qui touche au remblai de la voie; sur ce remblai, qui sert de butte pour les balles, était fixée une cible; à cent mètres étaient placés la mitrailleuse et les hommes de service et les knak, knack, knack commencèrent; tous les coups portèrent dans la cible.
…. À côté de cela, on fait aussi des travaux neufs de toutes sortes. On me présente des lance-mines et d'autres machines de tir remarquables, dont naturellement je ne veux rien dire; on met tant de zèle à nous les montrer en activité que cela coûte la vie à une vitre du toit.
Cet ensemble s'appelle le Petit Krupp et cette usine, à laquelle s'adressent maintenant aussi les armées voisines, en déchargeant le pays d'une partie de son travail, procure aux armées une économie de temps et de moyen de transport.
(Traduction d'Armand Seret.)
La citation est un peu longue et le lecteur me le pardonnera. Et encore ai-je largement coupé dans cet article massif. C'est assurément ce qui a été écrit de mieux observé sur Saint-Quentin dans la «presse de guerre» allemande.
NOTULES.
La haine de l'Anglais. - La haine des Allemands pour les Anglais est toujours au même niveau. J'interroge devant témoins Joseph Thévenelle, né à Nuits-Saint-Georges et qui a été transporté à l'ambulance Jeanne. D'Arc. Pris dans l'explosion d'une mine à Fontaine-les-Cappy (arrondissement de Péronne), où ses camarades restèrent ensevelis, il se retrouva engagé à mi-corps avec une jambe cassée. Deux Allemands se précipitèrent sur lui en criant: «English! English!» (Thevenelle est blond et de carnation claire.) Il reçut un violent coup de baï;onnette qui, heureusement, donna sur un bouton de tunique. Avant d'en recevoir un plus efficace, il eut le temps de crier: - Non, en français: - Mon garçon, vous avez de la chance d'être Français; si vous étiez Anglais, vous n'en seriez pas revenu.
Que de cruautés ont été commises!
Le coup de tonnerre à la kommandantur. M. Soret, receveur municipale, qui portait chaque jour à la kommandantur 'l'indemnité de nourriture» qui variait de 3 000 à 40 000 francs, causai, le 4 mai, avec le lieutenant-adjoint Bonsmann, grand conseiller financier du lieu en sa qualité de directeur de banque dans la vie civile, quand un terrible coup de tonnerre retentit et qu'un jet de flammes sort du téléphone…. Bonsmann se précipite dehors, entraînant charitablement M. Soret qui résistait et criait: - Mais ce n'est rien du tout. Les officiers, sous-officiers et soldats de plume s'envolèrent à croire que passait un avion français…
L'engueulade. - Le général von Nieber – le «Boche Louis XV,» comme l'appelle comiquement Gibert – débouche à cheval sur la Grand'Place, le 17 mai au matin, et la sentinelle ne l'aperçoit pas à temps pour faire sortir le poste. C'est un beau tapage! Pendant cinq minutes, avec cette voix qui n'a rien d'humain et que les Allemands doivent prendre dans la circonstance, le général attrape la sentinelle et le sous-officier, leur expliquant à travers mille injures que, s'il était l'ennemi, la ville était prise… On l'entendait distinctement des quatre coins de la place et les habitants se sont mis aux portes et aux fenêtres.
Polisson. - Quant à von Below, l'autre samedi il avait annoncé sa visite au lazaret de la rue de Fayet. Pour faire honneur à ce grand chef, le médecin-directeur avait convoqué d'autorité une quinzaine de très jolies filles qui défilèrent toutes nues devant le commandant supérieur de l'armée 2.
Politesse. - M. Louis Guérin de Lille, vient nous voir encore une fois pour régler certains détails du ravitaillement hispano-américain. C'est une joie. Il peut nous consacrer quelques minutes en dehors de la présence de ses surveillants et nous cite des traits impayables de la politesse allemande. C'est ainsi que son ami, M. Delamme, de Valenciennes, avait eu à loger pendant deux mois un colonel qui s'était déclaré enchanté de la maison. Il fit une visite de congé. - J'ai tenu, dit-il, à vous témoigner ma reconnaissance en vous faisant un présent: voici cinq bouteilles de vieux vin qui vous feront d'autant plus de plaisir qu'elles viennent de la cave de Madame votre mère… - Ces gens, dit M. Guérin ont d'incontestables qualités d'ordre, de méthode, de travail, mais leur psychologie et d'une faiblesse incroyable.
L'Italie. - La déclaration de guerre de l'Italie à l'Autriche est connue de la population le 25 mai (elle était officiellement du 23) par les explications rageuses qu'en donnent les officiers. Le mot d'ordre est: «Ce n'est rien. Cela devait arriver. Autant maintenant que plus tard. Nous resterons trois mois de plus à Saint-Quentin.»
Définition. - Un des officiers qui logent chez les Blondet avait eu l'imprudence de demander une toute petite dispense de service. Il a été traité «comme du poisson pourri» par son capitaine et menace des tranchées, ce qui est la fin de tout. Aussitôt rentré, il s'est couchéé de rage et, comme la femme de chambre, bonne âme, lui portait à souper dans son lit, le croyant indisposé, il dit «Ça dégoûte d'être Allemand… Allemands, tous bestiaux!» Cette généralisation est excessive, mais il ya de ça.
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