LA VISITE DU PREMIER AVION FRANÇAIS;
Ce 15 avril, le temps est superbe: air pur, ciel léger, de l'azur non moucheté et un reste de cette clarté froide de l'hiver qui rapproche les distances. Le conseil municipal tient séance, disserta nt – car la discussion n'était pas de mise – de finances et de ravitaillement, les deux questions perpétuellement à l'ordre du jour.
À 3 heures 20 minutes de l'après-midi, trois avions, la queue au nord-ouest, font leur apparition dans le ciel immobile de Saint-Quentin. L'un s'abaisse délibérément et évolue, toujours dans le même plan, à trois cents mètres environ de terre, tandis que son plus proche compagnon manœuvre beaucoup plus haut et que l'autre n'est qu'un point dans l'espace: ils ont évidemment leur tactique et c'est à la gare qu'ils en veulent.
On voit, issant de l'avion le plus bas, quatre objets luisants glisser dans l'air et quatre détonations s'ensuivent: une bombe est tombée sur un magasin à pétrole, une sur un garde-meuble, la troisième sur une plaque tournante et la quatrième devant les water-closets de la petite vitesse. L'aviateur prend du champ et recommence. Il est, cette fois , moins heureux; ses engins s'éparpillent dans le marais, renversant sos «le vent du boulet» d'honnêtes jardiniers qui plantaient des choux et il manque l'immense dépôt d'automobiles en réparation aux ateliers de Mesmay qu'il avait manifestement visé. Puis il disparaît du côté de Ham avec ses deux acolytes supérieurs.
Un cri avait jailli: «Des nouvelles de France!» Et aux fenêtres, aux portes, sur le pavé, ce fut comme une floraison subite de visages extasiés aux yeux humides, aux lèvres retrouvant le sourire perdu depuis longtemps. Des automobiles d'ambulance descendent et remontent la rue d'Isle «à la vitesse de guerre» et l'on y voit, ballotant à l'arrière, les jambes bottées des cadavres. Des piquets se hâtent en armes; des gendarmes et des sentinelles requises à tous les postes forcent à circuler ou rentrer chez soi.
Mais ç'avait été la peur, l'affreuse peur allemande. La gare s'était vidée comme une ruche effrayée. Toutes les autos s'en étaient allées s'entasser dans un cul de sac. Deux compagnies de lansturmers qui essayaient un casque nouveau dans les bureaux du chemin de fer de Guise s'étaient sauvées tête nue, bousculant des enfants, se culbutant, quelques hommes pris de syncope sur le trottoir. La télégraphie sans fil avait amené son antenne et le lieutenant Hauss faisait disparaître les guérites à chevrons noirs, blancs et rouges placées de chaque côté de la porte de la kommandantur. Enfin, un train sanitaire qui entrait en gare n'attendit pas son chargement de blessés et fila à grande vitesse. Les Allemands, à ce propos, dirent: «L'aviateur est parti pour avoir vu les grandes croix rouges des wagons. Donc, c'est un Français, un Anglais aurait bombardé quand même.»
La vie monotone de l'occupation avait repris son cours après cette secousse. Cependant, les automobiles sanitaires exécutaient encore leur va-et-vient entre la gare et l'Hôtel-Dieu. La séance du conseil municipal continuait.
À 6 heures moins le quart exactement, sur le monumental pont d'Isle, un cortège funèbre s'avance au pas de procession. D'abord, une demi-compagnie, puis une musique militaire, puis le corbillard de première classe avec panaches. Quatre officiers tiennent les cordons du poë;le. Suit le pasteur, coiffé du large chapeau de campagne à la buffalo dont usent en cérémonie les ministres des différents cultes; derrière lui, la foule des officiers commandés de service ou amis du défunt et de nombreux postiers. On conduit, en effet, à la gare, pour être transporté en Allemagne, le corps du chef postier de Busigny, blessé quelques jours auparavant par un éclat de bombe d'aéroplane et qui est venu mourir en l'une des ambulances de Saint-Quentin. Enfin, la seconde partie de la compagnie d'honneur ferme la marche. Tout à coup, un bruit insolite fait lever tous les nez… C'est un biplan qui tombe du ciel et plane si bas que sa cocarde tricolore devient visible à l'œil nu. Il n'y a pas à s'y tromper; c'est le même, il récidive. La marche funèbre s'interrompt sur un mugissement en mineur, la grosse caisse s'écrase sur le sol et le cortège s'égaille comme une vollée de moineaux sur laquelle un chasseur tire un coup de fusil; les caves avoisinantes sont bondées en un instant. «Keller! Keller!» vocifèrent les Allemands. Un général, revenant de promenade, lance la bride de son cheval à l'ordonnance et s'engouffre, lui aussi dans une cave. Après l'alerte, on retira des officiers de placards, de derrière un un piano, de dessous les tables de marbre d'un café et même d'autres lieux dont un garçon facétieux avait tiré la targette extérieure. De l'établissement de bains de la place du Huit-Octobre sortirent des demi-dieux tenant leurs vêtements à bout de bras! Ce n'était pas là des troupes de front, mais enfin, pour l'honneur de la race, on aurait souhaité qu'il en restât au moins un derrière le corps du camarade défunt. Si, il restait quelqu'un, mais par devant: c'était Camille, le vieux cocher du corbillard. Ses canassons fourbus, excités par la fusillade, se prennent à danser; il les assagit et, les enveloppant d'un large coup de fouet, il les lance au petit galop dans une rue prochaine où il juge son mort à l'abri. - Si cinquante soldats français étaient entrés en ville, disaient les ouvriers du faubourg, il n'y resterait pas un Prussien. En tout cas, les Allemands sont de fameux lapins, ils savent courir.
L'avion, volant bas, très bas, décrit autour de la gare des courbes ainsi qu'un gerfaut qui va daguer un mulot. Une fusillade enragée part de toute la ville, sauf de la gare et ses entours où la peur silencieuse règne en souveraine. Cinq mille, six mille armes sont braquées sur le ciel et crachent sans relâche. Les soldats, sortis de partout, se plaquent contre les murs et tirent; à la caserne, ce sont des salves au commandement; les officiers, revolver au poing, tirent; des capucins, montés sur le toit immense de Fervaques et des ambulancières affolées s'étant procuré des pistolets, tirent…
Cela fait comme un sillage dans l'air fouetté qui siffle désespérément. Le biplan n'en va ni plus vite, ni plus haut et prend sa direction avec une émotionnante tranquillité. Plus un cœur français ne bat!
L'aviateur laisse enfin couler une première bombe qui, tranchant l'air comme une lame d'acier brillant au soleil vient tomber sur un train de benzine (essence à moteurs) et explose. Il reprend du champ en virant largement sur sa gauche, ce qui l'amène au-dessus de la ville même et, piquant encore sur la gare, il lâche de nouveaux engins. Une fumée noire s'élève très haut en roulant rapidement sur elle-même. Il descend encore et passe au travers. Puis il donne la liberté à deux pigeons voyageurs et s'éloigne.
Un grand soupir de soulagement se mêle au sibilement des balles. À 6 heures 5 minutes, un aéroplane allemand paraît vouloir se lancer à la poursuite du français, mais, sur un crochet menaçant de celui-ci, il renonce.
La fumée noire monte droit dans la sérénité du soir, si dense que la colonne qu'elle forme semble s'écraser sur sa base. Une explosion terrible se produit et la fumée devient toute blanche, ses volutes se chevauchent fougueusement et un crépitement continu s'accompagne d'éclatements sonores. Le ruisseau de benzine enflammée est allé mettre le feu aux grandes halles où sont empilées les munitions de réserve pour l'infanterie et l'artillerie de la deuxième armée. À 6 heures 20, après une explosion plus violente, les fenêtres de l'Hôtel de Ville tressaillent dans leurs plombs, des glaces de devantures à plus d'un kilomètre se fendent et un bombardement commence, peu dangereux, puisque les projectiles n'ont pas la chasse initiale de la gargousse, mais qui n'en cause pas moins quelques ravages et sème des éclats de fonte sur une partie de la ville. À 8 heures du soir, la colonne de fumée s'évanouit tout d'un coup et le ciel traversé d'éclairs rougeoie jusqu'au matin.
La kommandantur avait requis les sapeurs-pompiers. Le capitaine Beaugez se met à la tête des débris de la compagnie où ne figurent plus que des vétérans, et s'avance fort avant dans la cour de la gare, non loin du cratère. Le mépris du danger que professèrent ces braves gens ne laissa pas que d'impressionner les Allemands, si bien que quelques jours après, le général von Nieber, inspecteur des étapes, leur attribuait une importante gratification – prise sur l'argent de la Ville.
Quant au rire bienfaisant et vengeur qui secoue la population, on le laisse penser! Les Allemands, plus rogues que jamais, deviennent provocants. Les gendarmes, pendant l'alerte, avaient giflé à tour de bras passants et passantes sous prétexte de les obliger à rentrer chez eux. Le sourire est un délit, un geste n'est pas loin d'être un crime. Pour avoir agité son mouchoir, un tout jeune homme – presque un enfant – faillit passer en conseil de guerre et une instruction fut ouverte contre lui. Pour avoir envoyé un baiser à l'aviateur inconnu, une jeune fille fut gratifiée de trois jours de prison. Un Saint-Quentinois fur gardé deux jours au poste pour «avoir regardé insolemment un sous-officier.» Pour avoir dit: «Gut! Gut!» un tailleur fur enlevé et fourré au bloc. Et la kommandantur donna l'ordre d'aménager des chambres à l'hôtel du buffet de la gare afin d'y loger des otages civils…
Le lendemain 16 avril, dès la première heure de sortie permise, espérant enfin refréner le rire silencieux que les habitants ne peuvent retenir, gendarmes et patrouilleurs se mettent à cueillir les hommes rencontrés dans la rue, sans considération d'âge ni de tenue- et c'est ainsi qu'un cortège d'enterrement en redingote noire et chapeau haute forme est englobé dans cette presse -et les envoient déblayer la gare.
Et le soir de ce lendemain arrive à grand fracas sur la place de l'Hôtel-de-Ville une batterie de canons contre avions.
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