LA DEUXIÈME VISITE IMPÉRIALE.
M. et Madame Basquin-Bertaux avaient été prévenus, le jeudi 4 février, qu'il leur faudrait quitter leur habitation le lendemain vendredi. Le comte de Bernstorff était venu le leur apprendre avec beaucup de formes. M. Basquin tira de son tiroir la lettre qui l'exempte de tout logement militaire. - Je sais, dit von Bernstorff, mais il faut quand-même que vous logiez; seulement, c'est un gran secret, car vous allez avoir l'honneur de recevoir le ministre de la guerre allemand. Il ne faut pas que l'on le sache, insista-t-il, je punirai très sévèrement celui qui le dira. Tout Saint-Quentin savait déjà que l'empereur allait venir. Le lendemain matin, le maréchal de Bü;low (il venait de recevoir le bâton et on allait lui fendre l'oreille) se présenta, examina l'installation et fut aimable. - Comme vous voyez, dit Madame Basquin avec malice, tout est prêt pour recevoir le ministre de la guerre. Le vieux Bü;low se mit à rire et Madame Basquin aussi.
À 3 heures 12 minutes, le samedi, l'auto impériale s'arrêta devant la porte, précédée et suivie de quatre ou cinq voitures. M. et Madame Basquin-Bertaux avaent été priés de se trouver là à 3 heures juste. L'empereur frissonnait. Il serra la main de M. Basquin, baisa celle de Madame Basquin. Celle-ci, par un accroc involontaire à l'étiquette, parla la première. - Sire, excusez-mon émotion. J'aurais tant de plaisir à recevoir un souverain ami, tandis que je suis bien obligée de vous considérer comme un ennemi. - Vous avez raison, Madame, ce sont des sentiments de bonne Française…, mais non….. À Charleville? Où je suis depuis cinq mois, je loge chez le maire, dont l'habitation n'est pas grande comme la moitié de la vôtre. Là, le maire est parti et la population est si montée contre lui que s'il revenait, il risquerait d'être pendu. - À Saint-Quentin, Sire, c'est la même chose. - Oui, je sais, mais à propos de Saint-Quentin, j'ai de la parenté ici! Coligny, qui vous a si bien défendus, c'est un de mes aï;eux. L'empereur expliqua, en peu de mots, comment, par les femmes;, il descend de l'amiral; puis: - Comment cela se passe-t-il à Saint-Quentin? - Sire, nous ne savons rien, nous sommes comme perdus. C'est ainsi, par exemple, que nous n'avons connu la nomination du Pape que longtemps après. - Le Saint-Père est parfait. C'est un homme tout à fait supérieur et qu'on ne peut comparer qu'à Léon XIII. Je prends rarement une décision sans lui demander son avis. Parlons encore de Saint-Quentin. - Sire, nous n'avons plus rien. C'est ainsi qu'il ya plus de huit jours que nous n'avons mangé de viande. - C'est incroyable! Je ferai le nécessaire. Vous avez du pain tout de même? - Jusqu'ici, en effet, Sire, nous n'en manquons pas.
Or l'empereur avait mal compris et le soir du départ de Sa Majesté, un officier d'intendance se présentait boulevard Gambetta et remettait au ménage Basquin ahuri deux canards et quatre livres de viande en annonçant qu'il y en aurait autant tous les jours… Madame Basquin se récria, dit qu'il s'était agi, dans la conversation avec l'empereur, non pas d'elle Madame Basquin, mais de toute la population de Saint-Quentin, et elle pria qu'on en restât là…
La suite et la compagnie de Guillaume II se composaient de dix-huit personnes: le général quartier-mestre, un aide-de-camp particulier, son secrétaire, le médecin, le fidèle valet de chambre et un cuisinier. Puis des seigneurs de moindre importance. L'empereur travailla jusqu'au dîner qu'il alla prendre de l'autre côté des Champs-Élysées, à l'état-major. La route était éclairée par des cordons de lampes électriques accrochés directement sur les arbres des avenues. Guillaume II rentra de bonne heure et siffla en montant l'escalier pour s'en aller coucher. (Les officiers, ayant appris cette particularité, sifflent maintenant en montant les escaliers.) Le dimanche, il se leva à 6 heures, déclara qu'il n'avait jamais aussi bien dormi, proclama la supériorité des lits français, fit un tour de jardin et partit pour le front, piloté par le secrétaire d'état-major de l'armée 2, le comte von Ernest. Voici le parcours: route de Cambrai, Bellicourt, Bapaume, Péronne, Roye, Ham et rentrée à Saint-Quentin par la route de Paris. Le train était composé de cinq voitures, dont une de rechange en cas d'avaries. On dut aller vite, d'autant qu'il y eut un arrêt assez long à Roye où l'empereur fit un discours aux troupes, mais le capitaine von Ernest exagère quand il prétend avoir couvert les vingt derniers kilomètres (Ham-Saint-Quentin) en douze minutes…
À midi et demi, déjeuner de douze convives à l'état-major. Ce fut extrêment froid, au contraire de la réception d'octobre. Le Seigneur de la Guerre était visiblement préoccupé et creusé. M. Basquin l'avait remarqué aussi l'avant-veille. Cependant, un soufflé au chocolat enchanta Guillaume II, qui s'écria plusieurs fois: - C'est excellent! On ne fait pas de bonnes choses comme cela chez moi! Le cuisiner de l'état-major en prit de l'orgueil et réclama, un peu plus tard, la croix de fer – qu'il eut. Il avait tout au moins vu le feu des fourneaux! À 2 heures moins dix minutes, l'empereur remonta dans son auto et s'en fut sans plus de cérémonies.
Un seul incident digne d'être noté. Place du Huit-Octobre, un gamin, le jeune Sarlat, montrant du doigt la voiture impériale, dit: «C'estc'ti-là qu'a déclaré l'guerre.»Un officier le prit par le bras et le traîna à la kommandantur en lui disant: - Je vais t'apprendre à faire de la politique. Heureusement M. Labouret se trouvait dans le bureau de l'officier-juge. Celui-ci est un avocat de Berlin qui vint à Paris, un peu avant la guerre, en mission officielle, pour étudier le syndicalisme révolutionnaire… Labouret, le gamin pleurnichard entendu, se mit à rire de bon cœur. Le juge, scandalisé, lui dit: - Qu'est-ce que vous feriez à ma place? - Soit! Maître Labouret tança le gamin, le fit pivoter, esquissa un coup de pied quelque part et lui dit: - Demi-tour et f… le camp! Le juge protesta: - Ça ne peut pas se terminer ainsi. C'est de la lèse-majesté! - J'ai votre parole, se contenta de répondre Labouret.
NOTRE PAIN QUOTIDIEN
L'empereur avait été bien bon de s'enquérir, auprès de Madame Basquin, du pain que nous mangions. Ce pain, lui, n'était pas bon. Un ordre de l'étape avait interdit aux boulangers et aux particuliers de cuire du pain de blé pur et indiquait ce que devait être la composition du «pain allongé»: «Comme il ya dans toute la région de grosses quantités de fécule de pommes de terre dans les fabriques, les tissages, les filatures et les apprêts, cette fécule est à saisir tout de suite… Les habitants paieront la fécule à raison de 43 marks 25 les 100 kilos.» Or, la fécule valait, avant la guerre, de 38 à 42 francs…, elle est donc saisie et revendue aux mêmes avec une augmentation de 13 francs. Ce pain à la fécule est mangeable: un peu pâteux quand il est frais, un peu sec et granuleux quand il est rassis, mais cela est de minime importance. Plus on ira d'ailleurs, plus le pain allongé de toute espèce de choses sera mauvais.
Au surplus, pour en finir avec cette question du pain, voici qu'elle fut la progression – très rapide - de»l'allongement»: I. - 90% de farine, 10% de fécule; II.- 80% de farine, 10% de fécule, 10% de rebulet; III.- 70% de farine, 20% de rebulet, 10% de fécule, plus 50% de rebulet pour augmenter le poids par bouche. La ration du 10 mars 1915, par exemple, sera de 190 grammes dans lesquels il entrera 108 grammes de farine de blé. Cette farine, quand elle vint d'Amérique un peu plus tard, arriva souvent mouillée et fermentée. Si le pain de l'exil est amer, celui de l'occupation fut souvent gluant.
La Ville se fait, le 8 février pour la première fois, marchande de denrées aux Halles, ce qui est une idée, et excellente , de M. Driancourt. Le marché des Halles sera le marché régulateur. Voici la «Vente du jour»: savon
, 0 fr. 90; riz, 1 fr.25; Sucre, 0 fr.90; sel, 0 fr.25; lentilles, 0 fr;60; choux-navets, 0 fr.25; pommes de terre, 0 fr.20; oignons, 0 fr.20; Le tout au kilogramme, bien entendu. Les paiements sont exigibles en monnaie française ou allemande pour permettre le réapprovisionnement.
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