DU COTÉ DE LA POPULATION
M. Lechantre, le directeur de l'école Theillier-Desjardins, m'envoie ce mot (le 10 janvier) par un de ses élèves au minois futé qui retire gravement le papier du cuir de sa casquette, car il ne ferait pas bon d'être pris porteur d'une correspondance, quelle qu'elle fût: « Rentrée en masse de 350 élèves. Et quels éléments parmi eux! Je suis seul à les tenir avec quelques institutrices venues de partout, puisque tous mes maîtres sont à la guerre. Je les conduis de notre quartier Saint-Martin à l'école Paringault (puisque Theillier-Desjardins est occupé par une ambulance) et je les ramène le soir. Les pères, naturellement restaient rebelles à toutes les mesures françaises en vue de faire fréquenter l'école à leurs enfants. À la première menace ennemie (l'autorité allemande a avisé la mairie qu'elle punirait les parents et gardiens responsables qui n'enverront pas régulièrement les enfants à l'école) à cette première menace donc, ils les y poussent. On ne pouvait guère se défendre, devant pareil fait, d'une réflexion amère que je n'ai pas ménagée aux intéressés: - Jugez votre conduite: les lois françaises vous obligeaient à suivre les classes dans votre intérêt et vous vous en moquiez. Au premier signe des Allemands, vous obéissez, et vite… Concluez!»
Je réponds à M. Lechantre: «La crainte du Seigneur (de la guerre) est le commencement de la sagesse. C'est une vérité vielle comme le monde. Elle se vérifie une fois de plus. Au fond, l'incident ne prouve rien, sinon que la contrainte réussit mieux, dans le gouvernement des peuples, que la persuasion, ce qu'on savait déjà. Maintenant, la connaissance de l'alphabet par quelques garnements compenserait-elle la perte d'une aimable indépendance? C'est à voir.»
Le 14 janvier, les cars des tramways marchent, d'ordre allemand, de la gare à la caserne. Les gradés et les civils paieront, les soldats circuleront gratis, la Ville fera la différence. Un Saint-Quentinois et une Saint-Quentinoise qui s'étaient, ce premier jour, avanturés dans une voiture furent hués à la descente et filèrent la tête basse, jurant, mais un peu tard…
Confiance! C'est le sentiment général. Pourquoi? On n'essayerait pas de l'expliquer. Il me tombe – d'où? - entre les mains un Lyon Républicain du 24 décembre. Ce n'est plus l'actualité….. Mais le «succès final» y est prédit avec une certitude qui serait un crime si l'on n'avait des raisons d'y croire. Mes ouvriers que je réunis pour leur lire une chronique décrivant la dure vie des tranchées trouvent cela tout naturel: l'espoir du peuple est au même point depuis le début. Le duc de Vicence, que j'avais vu déprimé quelques jours auparavant, nous arrive radieux, flanqué d'un surveillant armé à qui il donne congé pour une heure. Son château de Caulaincourt est transformé en caserne d'aviateurs. Les officiers sont gens convenables. L'un d'eux, dans un moment d'épanchement, vient de lui dire: - Ça va très mal pour l'Allemagne!
Quatre-vingt-dix huit prisonniers faits à la Boisselle, au nord d'Albert, sont retenus à la Bourse (19 janvier) pour quelques jours. Il y a 3 officiers, 85 soldats du 68e de ligne et 10 su 1er génie. On les restaure – et ils en avaient besoin! Puis on leur remet des vêtements de dessous. Ils sont enchantés et disent tout haut que «ça va bien.»
J'en croise quatre du 118e de ligne encadrés de soldats allemands qui ahannent à les suivre. Ils sont «faits de boue,» suivant l'expression locale, mais ils ont belle allure et bon visage. Une dame qui s'approche d'eux pour leur glisser quelque argent est brutalement repoussée. Ils crient:«Pris à Albert! Ça va bien!» Nous avions les yeux pleins de larmes.
Et cependant est affichée la dépêche relative à la bataille de Crouy, au nord-est de Soissons – ce n'est pas un succès pour nous, tant s'en faut! - mais on apprend qu'une première affiche triomphale a été aussitôt recouverte d'une seconde infiniment plus modeste et cela fait sourire. Va donc pour la confiance! J'étais au gris, je tourne au rose pâle et M. Eugène Quentin, qui était au noir, blanchit à vue d'œil.
Et pourtant cette confiance est mal nourrie. Les lumineux rapports de M. Toulouse au conseil municipal donnent l'idée la plus nette de ce communisme sportulaire auquel en étaient réduits la presque totalité des habitants de Saint-Quentin. La Ville subvient à tout: elle crée la monnaie à laquelle la confiance maintient son plein cours, achète de toutes mains des denrées qu'elle revend à perte; fait des râfles de vaches maigres et de moutons étiques dans le Nord et dans le Vervinois, s'improvise minotière et boulangère; elle va enfin se porter garante des fournitures de charbon et surtout du bienheureux ravitaillement hispano-américain qui sera le salut…
La distribution du secours de guerre se fait tous les cinq jours en quatre endroits: à la Maison de la Chaise (Bureau de Bienfaisance), à la Crèche Denfert, dans un immeuble abandonné au bas de la rue Félix-Faure et enfin au faubourg d'Isle, où l'on peut. Il est donné à chaque inscrit un bon de monnaie de 2 francs, totalisation des 8 sous de ses cinq jours. À droit au secours toute personne sans ressources, ce que l'on constate par des enquêtes que mènent les anciens employés de l'octroi. Beaucoup qui touchent un salaire régulier et ne s'en vantent pas, se présentent pour bénéficier du bon de monnaie et même certains préfèrent leurs quarante sous tous les cinq jours aux 3 francs et plus qu'ils gagneraient journellement à travailler. Le raisonnement est simple: «C'est la guerre: on me doit huit sous.» Les administrateurs du Bureau de bienfaisance estiment qu'avec 20 sous par tête et par jour, cela suffit pour vivre, et un ouvrier qui touche 4 francs à l'atelier, s'il a cinq personnes inscrites, n'a droit au secours que pour une. Tout cela est bien combiné et par des gens qui ont l'expérience de la chose. De plus, nombre d'habitants demi-aisés, mais désargentés à fond, se sont fait inscrire en s'engageant à rembourser après la guerre: il y en a plus de 2 000 auhourd'hui dans ce cas. Quant aux autres, ils sont au nombre respectable de 32 682. (La population restante pouvait être à cette époque évaluée à 45 000 âmes.) De plus, une centaine de péniches amarrées sur le canal sont peuplée de 400 mariniers sans ressources.
De 8 heures et demie à midi, le 15 janvier, à la Maison de la Chaise, j'observe et m'enquiers. L'ordre est parfait. Au début, ç'avait été la cohue. Hommes et femmes, en bandes séparées, défilent quatre par quatre; le service de contrôle et de remise est opéré par des comptables volontaires très subtils. La surveillance générale est exercée par un administrateur du Bureau de bienfaisance. Jamais de réclamations. On ne peut aller plus loin dans la perfection relative.
Au retour, j'interroge deux de mes ouvriers: - Comment vivez-vous? Voici les réponses:
1. Octave D….., le garçon d'atelier et si brave garçon! Lui, sa femme, un jeune garçon de 10 ans, une nièce de 3 ans.
Il a un jardin de 80 mètres carré dans lequel il a récolté des pommes de terre et des choux. Il ne paye pas son loyer et s'éclaire avec une veilleuse. Il se couche à 6 heures et se lève à 6 heures, à la lueur du bec de gaz d'en face. Ressources: ses gages, réduits pendant l'occupation – comme son travail – à 40 francs par mois. Il touche 8 francs tous les cinq jours au Bureau de bienfaisance. Je lui donne son charbon. Il se nourrit comme suit: le matin, pain et fromage (le Maroille est délicieux et coûte 1 fr. 50; le pain 15 sous les quatre livres.) On mange un pain par jour. À midi, fricassée de pommes de terre ou de lentilles à la graisse; le soir, reste de la fricassée. Pour la petite fille, une soupe au lait (5 sous le litre.) Octave en sort facilement.
2. B…, l'ancien tireur du journal. Lui, sa femme et 2 enfants: dix et quatre ans. Ressources: ses journées. Je l'emploie le plus que je peux. Il travaille environ quatre jours sur six. Salaire: 4 francs pour 7 à 8 heures de vague occupation. Le matin: pain et fromage. Sa femme et ses enfants prennent du café au lait (café: 30 sous la demi-livre.) À midi: fricassée de pommes de terre (7 sous la boîte de 3 livres.) Le soir: pain et fromage. Boisson: une chope de bière pour lui et des feuilles d'oranger bouillies pour les enfants. Il s'en sort ainsi sans le «secours», sa femme, bonne couturière, trouvant de l'ouvrage.
Évidemment, c'est un régime de Chartreux et ce n'est peut-être pas un si mauvais régime. Au bout de trois ans, nous n'étions plus que l'ombre de nous-mêmes, mais nous avions l'esprit alerte et le corps incapable d'un effort prolongé, mais sain.
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