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Sous la Botte (15)

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Sous la Botte (15)

DÉCEMBRE 1914

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LA REDDITION DES TERRITORIAUX. -

LES OTAGES. - LES SOUTERRAINS…..

Les Allemand avaient donc résolu de ramasser les derniers débris du 10e régiment territorial.

Le major von Arnauld, gratifié d'un congé, le gendarme Malzahn, dont l'énergie ,n'était pas que verbale, trônait à la Kommandantur en attendant le comte de Bernstorff, qui s'y incrusta.

Il tenait des otages «par suite de maldone,» comme disait Gibert. En effet, sommé d'indiquer quatre personnes «très riches,» le maire avait pensé – et très justement – que c'était pour garantir le paiement d'un reliquat de 220 000 francs sur les impositions. Or, il y avait discussion, et M. Soret, receveur municipal, n'était pas éloigné de croire que la Ville aurait gain de cause. Cela valait bien une assez confortable détention de cinq ou six jours – car l'argent au pis-aller était prêt – au-dessus de la pharmacie Brancourt, sur la Grand'Place, avec bridge et visites, comme la première fois…. Et il avait donné les noms de MM. Dhervillier, notaire, Jules Seret et Flinois, ce fut notables commerçants. La Kommandantur avait, de son côté, désigné M. Léon Lhotte. «C'est une fonction qui relève et non pas une corvée qui rabaisse,» expliqua le maire à l'épouse éplorée d'un des détenus. Cependant, la leçon lui servit et ce fut la première et dernière fois qu'il livra un nom à l'autorité allemande. En effet, l'affaire des contributions réglée (la Ville versa les 220 000 francs le dimanche 29 novembre), la caution changea d'objet et les otages furent gardés pour servir de répondant à la reddition des territoriaux. - On ne peut jamais savoir ce qui se passe dans la caboche d'un Allemand! Gémissait le pauvre Gibert. Et du coup, MM. Léon Lhotte, Dhervillier, Jules Seret et Flinois avaient été enfermés à l'Hôtel des Quatres-Boules (lisez la maison d'arrêt) et s'y trouvaient inconfortablement.

Bref, une affiche comminatoire est placardée le lundi 30 novembre au matin, sommant les soldats cachés, qu'ils fussent français, belges ou anglais, de se présenter devant une kommandantur «jusqu'au 1er décembre» sinon «ils seront traités comme espions.» On accourt de toute part à l'Hôtel de Ville, aux renseignements. L'avis est que le cas de conscience ne se pose pas et qu'inutiles maintenant à la défense nationale, les «dixièmes» doivent éviter à leurs hôtes des rigueurs qui, pour l'exemple et dans quelques cas arbitraires, eussent été jusqu'à la dernière…

Dès le mardi au matin (1er décembre) et tout le mercredi 2, les pauvres «dixièmes» arrivent donc un par un, ou par petits groupes, portant un baluchon, accompagnés de parents et d'amis à qui l'on fait ses adieux. Quelques uns sont en uniforme et crânent. On prend leur nom, leur adresse et, à leur grande surprise, on les renvoie, mais avec l'ordre d'être le jeudi suivant de bonne heure à la caserne. Le jeudi, il s'en présente vingt encore, ce qui porte le nombre des«rendus» à 272. Des femmes, massées place Thiers, traitent de lâches ces soldats malheureux qui viennent chercher la captivité qu'il eût été de bonne guerre de leur éviter. Le gendarme Malshan se déclare satisfait. Il fait savoir qu'on donnera un repas chaud aux prisonniers, mais que si, le soir, à leur départ, il y a du bruit, il pendra de ses propres mains M. Lambert, commissaire de police. Il y tient!

Quant aux otages, ce même soir, un officier vient leur dire: - Le général vous permet de rentrer chez vous si vous le désirez, mais vous êtes encore responsables et vous aurez à conseiller à vos concitoyens qui font partie de l'armée de se rendre au plus tôt. Il faut que vous en preniez l'engagement. MM. Léon Lhotte, Dhervillier, Jules Seret et Flinois, stupéfaits, s'en tirèrent par des phrases très vagues…

Quelques jours plus tard, la Kommandantur fit savoir au maire qu'il restait en ville 267 soldats du 10e et 100 Anglais. Où prenait-elle cela? Ces sont affirmations à l'allemande: absurdes, mais doctorales. Et comme l'esprit allemand est resté romantique, ces réfractaires ne pouvaient tenir garnison que dans «les souterrains de «l'Hôtel de Ville.» En conséquence, le maire, enlevé de chez lui, fut mis au secret dans la loge du concierge, puis invité à guider un policier et son escorte dans les «souterrains.» - Comme ce n'est pas moi qui entretient le calorifère, dit Gibert, je ne sais même pas où est la porte de la cave. Cherchons! On la trouva et l'on se heurta à un mur. C'est vrai, remarqua le maire, on a fait de la consolidation à la suite d'affaissements, il y a quelques années, je ne suis pas fâché de voir ce travail là de près. Les soldats frappèrent les parois de la crosse. Ça sonnait le plein. Néanmoins, ils ouvrirent une brèche, ayant apporté des outils de terrassier. La lumière s'éteignit. Ils manifestèrent une inquiétude qui, pour être invisible, n'en était pas moins bruyante. Ces caves de l'Hôtel de Ville sont immenses et aboutissent, ainsi que celles des maisons voisines, à un puits d'aération que ferme, au niveau du pavé de la place, un énorme tampon de grès percé en son milieu.

Le maire, corpulent, s'était assis et s'essuyait le front: - Je vous attends, dit-il, car avec mon calibre, je descends à frottement dur.

L'inspection continua et dura jusqu'à minuit.

- Vous avez un plan de ces caveaux? demanda à la fin l'officier de police découragé. - C'est bien possible, répondit Gibert, mais cela m'étonnerait. On voit, Monsieur, continua-t-il, que vous n'avez aucune idée de l'administration municipale française.

Le policier, très ennuyé, n'osait pas se fâcher. La comédie finit par un interrogatoire du voyer de la Ville qu'on alla tirer de son lit. Gibert demanda à gagner le sien, mais sou l'escorte d'un soldat pour ne pas revenir coucher au poste, ce qui lui fut accordé.

LEVÉE DE TRAVAILLERS CIVILS

Et maintenant à ceux qui pourraient ou devraient être sodats! Les Allemands veulent tout et auront tout.

Gros émoi le samedi 5 décembre au matin. Dans la nuit a été placardée une affiche ordonnant aux hommes de 18à 38 ans de se présenter, à une heure, à la caserne, porteurs d'une feuille en double, avec le nom, l'adresse, la profession, etc.

Les commentaires vont bon train et bientôt un bruit circule qui rassure tout le monde. (On a si facilement confiance dans ce qu'on espère!) Le maire s'est rendu tout de suite à la Kommandantur et a appris du nouveau commandant, le compte de Bernstorff, qui y a engagé sa parole d'honneur, que c'est là une simple formalité, qu'on ne retiendra que les ouvriers terrassiers – et encore pour quelques jours – et les apaches et repris de justice dont la police a fourni une liste. Le gendarme Malzhan n'a pas dit autre chose à M. Lambert, commissaire de police: - Nous ne tenons pas à faire de la barbarie. Il nous faut des bras. Nous réquisitionnerons quelques hommes jeunes pour travailler. Il y aura une grande différence entre leur traitement et celui des prisonniers de guerre. Et la liberté leur sera rendue tout de suite. Ces assurances, d'ailleurs parfaitement authentiques, font à tire d'aile le tour de la ville.

À une heure et demie (française), la rue de Châteaudun est grouillante . Beaucoup de mères, quelques papas. Les langues vont vites. Il paraît que ce ne sera rien, mais ils sont si menteurs! - «À ma place, que feriez-vous, faut-il que j'y laisse aller Jules? - Moi, je n'entrerai pas, avec ces gaillards-là, il faut toujours se méfier . - Vous avez vu: l'affiche est signé d'un comte… etc. La porte s'ouvre. Un torrent de jeunes hommes se précipite: ils sont là certainement de trois à quatre mille. Quarante-cinq minutes après, la grille, qui a été poussée, est tirée de nouveau: une bande libérée se présente avec le sourire….. Comment! On sort? Aussitôt un flot de retardataires ou d'hésitants se soulève. Une patrouille de cavaliers refoule le public. Une pluie d'orage se met à tomber…

À l'intérieur de la vaste caserne, les agents municipaux requis avaient fait range quatre par quatre les hommes présents derrière les deux grands bâtiments des bataillons. Jusqu'à la classe née en 1881, l'exeat fut donné après qu'on eût ramassé les bulletins. C'est alors quen voyant cette sortie paisible, une nouvelle fournée entra qui fut assez mal répartie entre les groupes déjà constitués, d'où les erreurs qui se produisirent. Les cinq ou six officiers qui, dans les écuries, procédaient à l'opération recommencèrent alors l'appel par la plus jeune classe, celle de 1896, les adolescents de dix-huit ans. Ils éliminèrent tous ceux que M. Lambert et les agents leur indiquaient comme appartenant au commerce et aux professions de l'administration; et même M. Lambert, qui s'apercevait que cela tournait mal, alla si loin qu'il se fit rappeler à l'ordre. Finalement, huit cent soixante-dix jeunes gens furent retenus et poussés du côté des cuisines. Ils avaient préalablement reçu l'ondée; quelques-uns étaient en chaussons, d'autres en légers vêtements de travail; il y avait parmi eux des bossus, d es rachitiques et même….. un sourd-muet. Qu'allait-il faire là? Mais de la part des Allemands c'était voulu, car les Anglais, clowns par nature, excellaient à contrefaire les sourds-muet pour ne pas être ramassés dans la rue, et le truc était éventé. Tout le reste fut congédié, non sans longues hésitations, mais l'on était débordé.

Entre 9 et 10 heures du soir, le bataillon ainsi levé fut dirigé vers la gare, précédé de gendarmes à cheval et flanqué et suivi d'une compagnie de fantassins. Ces pauvres garçons chantaient la Marseillaise, le Chant du Départ et poussaient les cris de: «Vive la France! Adieu, maman!» Les Allemands, eux, hurlaient «Hourra!» pour couvrir ces protestations. Des officiers sortirent de leurs logements et distribuèrent des bourrades.

Le train, composé de wagons à bestiaux, s'ébranla dans un beau tapage. Il ne s'arrêta qu'en gare d'Aulnoye. Là, après d'interminables manœuvres, il fut coupé en deux; moitié partit pour le Quesnoy, moitié fut refoukée sur Landrecies.

Le sort de ces infortunés, dont le nombre alla toujours s'augmentant, par suite d'appels incessants, fut assez différent, mais toujours misérable.

Je passe d'abord la plume à notre jeune ami Franck Debeauvais qui, grâce à son aimable caractère et à sa résistance physique, prit la chose du bon côté. Il faut ajouter qu'il fut de la section des moins maltraités.

- Nous fîmes notre entrée, à 5 heures du matin, dans la caserne Biron, à Landrecies. On se coucha, éreinté, sur le parquet. Au jour, on s'installa et même, grâce à la bonne volonté des habitants, à l'actif dévouement du maire, M. Bonnaire, et de sa femme, et à celui de l'adjoint, M. Thomas, la vie devint supportable. La plupart d'entre nous prenaient , au surplus, cette disgrâce du bon côté. Nous nommâmes un caporal par chambrée et l'on se procura des poêles, de la paille, des couvertures. En graissant la patte aux «pots de fleurs» qui nous gardaient, l'on faisait un tour d'achats dehors avec eux.

Chaque jour, à 8 heures, un sous-off faisait l'appel et cent cinquante ou deux cents de nous étaient envoyés en forêt. Là, nous trouvions du bois débité par des évacués de la ligne de feu – des gens de la Somme, par conséquent – et ce bois nous le transportions jusqu'au canal de la Sambre par petits fagots ou petites bûches. Au bref, on ne faisait rien d'utile. La nourriture, sauf le pain noir, était ignoble. C'était un sport que de se dire malade et le médecin ne se faisait pas prier pour nous laisser rentrer. Mais quelques camarades s'évadèrent et les permissions furent supprimées.

Nos familles avaient le droit de nous envoyer des paquets et il en arrivait une quantité, mais, comme ils mettaient huit ou dix jours à nous parvenir et contenaient tous des victuailles, vous voyez leur état!

Une heureuse petite indisposition me valut de revenir chez moi. J'étais le cent sixante-troisième dans ce cas.

Somme toute, cette villégiature hivernale m'a parfaitement réussi.

Ceux des camarades de Franck Debeauvais qui travaillèrent sur les routes avaient des raisons de gémir. Qu'on en juge par ce rapport que me fait un des martyrs:

- Le 5 février 1915, après avoir grattéjusque-là des routes aux environs de Landreciess, je fus emmené avec d'autres – à Peronne, puis à Marquaix et enfin à Tincourt-Boucly. Là, on nous logea dans des maisons inhabitées et dont les fenêtres avaient été enlevées. La paille nous était mesurée et pour le fu nous ramassions du bois….. Il nous était interdit d'adresser la parole à un civil. On nous employa d'abord à détruire ces gazonnements de côté qui encadrent si joliment les routes françaises: il fallait les remplacer par de la terre fine pour que les officiers puissent galoper à l'aise. Puis ce fut le piquetage et le rechargement des routes avant le passage du rouleau à vapeur . Bien que dirigée par des spécialistes, nous dit-on, le dernier des cantonniers frabçais n'eût pas donné son approbation à cette mauvaise mise en état de viabilité.

Nous étions là trois équipes de douze. Au commencement, les coups pleuvaient: coups de crosse, piqûres, parfois profondes, de baï;onnette. Puis nous finîmes par apprivoiser nos gardiens dont nous étudiâmes le caractère: gens très grossiers qui obéissaient passivement et toujours avec le même zèle aux ordres les plus contradictoires et souvent les plus idiots. À la fin, on s'en f….t.

Bref, j'ai passé neuf mois sans me déshabiller. Bien entendu, on ne nous mettait pas à l'abri de la pluie. Nous étions en loques. Il paraît que de Saint-Quentin, nos parents nous envoyaient paquets sur paquets. Nous n'avons jamais rie reçu, pas même une carte-correspondance. Pendant un mois et demi, j'ai souffert le martyre, d'une fluxion. Tant pis! Aucun soulagement, aucune dispense de travail. Mon père, pour mon travail, a touché 132 francs, dont 80 en bons de réquisitions. Je suis revenu à Saint-Quentin le 7 juillet 1915, seul de l'équipe, grâce à une protection. Au lieu de me lâcher tout de suite, on m'a retenu trois semaines à la caserne sans que personne ait jamais su pourquoi.

Enfin, je ne suis pas mort, mais ce n'est pas de LEUR faute.

Et notez qu'il s'agissait d'un pauvre garçon qui n'était pas d'âge militaire. Et c'est pourquoi l'on peut se demander à quelle infernale impulsion obéissait l'autorité militaire allemande en imposant de telles conditions d'existence à des adolescents.

(En mars 1915 – le 11 – plusieurs centaines de ces malheureux repassèrent par Saint-Quentin et leurs familles purent les voir, les embrasser et les pourvoir de provisions de toute nature. Ils partirent en chemin de fer et à pied le lendemain, au milieu de scènes pénibles d'émotion ou de brutalité et furent dispersés dans les communes des environs pour arracher et ensiloter les betteraves, réparer les routes, etc. Beaucoup de ces jeunes gens sont déprimés, quelques-uns ont pris le dessus. Ils sont dévorés par la vermine….. Près de Saint-Quentin, ils sont moins dépourvus, car des gamins audacieux leur servent de commissionnaires et de facteurs.)

Encore un témoignage. Il est un peu long, mais le déposant va d'un tel train et nous présente de tels types et si vivants qu'on le suit sans fatigue. C'est Ladéolle, dessinateur industriel, élève de l'École De La Tour, n'ayant pas encore atteint l'âge militaire. Lui, il est de la partie de train qui s'arrêta au Quesnoy.

- On nous débarque vers 6 heures du matin et l'on nous parque dans la caserne Tournefort.

À 9 heures, il a fallu descendre dans la cour pour passer la revue du commandant. Celui-ci est arrivé avec un interprète, professeur au Collège, qu'à un moment donné il a vivement attrapé en lui disant qu'il ne savait pas son métier, tandis qu'en Allemagne les professeurs de français connaissaient admirablement la langue. Il commença donc à nous faire dire par cet interprète qu'il ne fallait pas mettre ses mains dans ses poches (il gelait à pierre fendre) et qu'il fallait se découvrir quand on nous faisait l'honneur de nous interroger. Il termina ainsi: - Vous allez gagner de l'argent, mais il faut bien travailler. En attendant, il est interdit de parler entre vous.

Le lendemain, on nous envoya à la caserne Lowendal: on nous divisa par chambrées de quarante et on nous classa par corps de métier ou à peu près. Il y eut même de ce fait un léger sentiment de jalousie de la part des ouvriers manuels contre les employés.

Le commandant venait cinq ou six fois par jour: il avait la maladie de la propreté et voulait que rien ne fût accroché aux murs; on nous faisait laver le plancher trois fois par jour et à sec; il nous fit, d'ailleurs la démonstration: vingt-cinq hommes en armes montèrent et présentèrent au commandant, avec des gestes automatiques, un balai neuf, du sable, de l'eau et la wassingue (loque à loqueter), puis chaque homme faisait demi-tour par principe et regagnait le rang. Le commandant s'escrimait contre le plancher avec son balai; au bout de dix minutes, il était en eau et il délégua ses pouvoirs à un simple soldat.

- Voilà comme on lave chez nous, dit-il par le canal de l'interprète, et il continua par un long discours traitant de la supériorité des Allemands sur les Français en toute espèce de choses.

- Vous irez à la messe le dimanche, dit-il pour terminer, je vous recommande de ne pas tousser.

Ce fut la messe de l'évasion: nous y allâmes à 250, c'est à dire à peu près plus de la moitié des prisonniers, et à la sortie, une dizaine se cachèrent dans les confessionnaux ou derrière les portes et se sauvèrent.

Cette évasion avait surexcité tous les esprits; ainsi dans l'après-midi une trentaine de camarades sautèrent-ils le mur derrière la sentinelle qui fit certainement semblant de ne pas s'en apercevoir; mais voilà qu'un lourdaud à cheval sur l'arête, ne pouvant se décider à sauter, fut aperçu par un cycliste allemand,; on sonna la générale, on nous enferma dans nos chambrées, le commandant arriva dans l'état qu'on devine; il nous fit descendre dans la cour à coups de crosse et ranger sur deux rangs pour l'appel. On s'en venait jusqu'à une petite table et quand on s'en retournait, un sergent lâchait un chien policier qui fit à quelques-uns d'entre nous de cruelles morsures et on passait entre deux rangs de factionnaires qui nous crossaient ou nous piquaient avec leurs baï;onnettes. Le commandantnous affirma que tous les évadés seraient fusillés sans jugement: il avait fait lever les ponts-levis et envoyer des patrouilles de cavalerie et d'infanterie qui revinrent bredouilles, car le maire du Quesnoy avait mis nos camarades en lieu sûret il les fit sortir de la ville avec les indications suffisantes pour trouver leur chemin. Cinq ou six eurent le tort de revenir à Saint-Quentin où ils furent repris, mais on ne les inquiéta pas davantage.

Notre vie était celle-ci: le réveil sonnait à 5 heures, deux ou trois Allemands entraient en trombe dans chaque chambrée et piquaient à la baï;onnette les dormeurs pour les réveiller; on buvait un peu d'eau chaude tourmentée appelée café et l'on partait pour la corvée. C'est ainsi qu'à la gare on chargeait du sucre, du foin, des fagots, des betteraves; les coups pleuvaient dru sur les plus faibles. Le caporal Malts notamment avait inauguré une bastonnade au nerf de bœuf qui était vraiment très cruelle; il tapait sans distinction sur tous ceux qu'il croisait et il en résultait des meurtrissures extrêmement douloureuses. À la fin, les autres caporaux trouvèrent cela si beau qu'ils firent tous l'emplette de nerfs de bœuf pour le même usage.

À midi, l'on mangeait du ruz au mou, c'est-à-dire du riz cuit à l'eau et sans sel, dans lequel on avait écrasé 4 kilos de mou de veau pour 400 hommes.

Le soir, du «jus» comme au matin.

Les habitants du Quesnoy étaient extrêmement bons pour nous et tâchaient de nous faire parvenir tout ce qu'ils pouvaient en fait de nourriture et de vêtements chauds, car beaucoup d'entre nous, se fiant à la parole donnée par les Allemands qu'il ne s'agissait que d'une simple formalité d'inscription, s'étaient rendus à la caserne de Saint-Quentin en simples habits de travail.

Un beau jour, le commandant estima que le café était sans doute trop cher et il le remplaça par de la papinette , c'est à dire de la farine délayée dans l'eau sans sel. On n'eut pas besoin de se donner le mot pour n'en point manger, mais alors, le commandant arriva furieux et s'écria en français cette fois: - J'ai ordonné que vous mangerez ou que mourrerez de faim; moi, j'en mange tous les jours au matin, et il nous fit entendre que nous étions «prisonniers» et non plus des «travailleurs volontaires,» comme nous appellent les papers officiels. Il fallut se résigner à manger la papinette.

À partir de Noë;l, c'est-à-dire au moment où il faisait le plus froid, on nous supprima le chauffage dans les chambrées: nous n'en fîmes pas moins le réveillon en exécutant un petit programme musical, ce qui mit le poste en fureur.

Nos rangs s'éclaircissaient assez rapidement; le docteur qui passait la visite renvoyait ses clients au petit bonheur, sans doute sur des ordres ou sur des demandes venues de Saint-Quentin. Quant au régime médical, il était simple: les indispositions et les maladies, quelles quelles fussent, étaient traitées par des pilules d'opium et des compresses d'eau chaude ou froide, suivant ce qu'on avait sous la main. Notre pauvre camarade Catry, qui souffrait d'une hernie étranglée, ne résista pas à ce traitement et mourut.

Les 24, 2, et 26 janvier, nous entendîmes le canon très fort de jour et de nuit; les officiers reçurent l'ordre d'abord de nous dir que c'était le vent, quand il devint impossible de nier que ce fût le canon, on nous enferma pendant trois jours dans nos chambrées sans que nous puissions en sortir sous aucun prétexte et on nous apprit qu'il s'agissait de l'essai de grosses pièces d'artillerie. Mais le ton était tout à fait changé: les Allemands nous traitaient de camarades, le nerf debœuf et le martinet qui s'y était ajouté avaient été remisés et le chien policier restait à la niche.

Le jour de l'An, nos geôliers vinrent nous réveiller de bonne heure pour nous annoncer que la paix allait être signée: une 101e victoire sur les Russes nous fut annoncée; 36 000 Russes étaient prisonniers, la Russie allait fairela paix et la France et l'Allemagne unies se disposaient à faire la conquête de l'Angleterre. Enfin, le soir, une affiche à la main fut placardée sur les murs de la caserne annonçant que onze corps d'armée russes, comprenant 150 000 hommes avaient été faits prisonniers. Inutile de dire que la flotte anglaise avait été anéantie plusieurs fois… en affiches.

Nous célébrâmes, le dimanche 24 janvier, l'anniversaire de la bataille de Saint-Quentin et dressâmes un catafalque dans la chambrée numéro 10, recouvert d'un drapeau français trouvé dans la cave. On l'entoura de bouts de bougie et d'inscriptions patriotiques. Tous les prisonniers défilèrent devant et les Allemands ne dirent rien.

Il nous arriva quelques Péronnais ayant tous dépassé la soixantaine et, par contre, s'y trouvaient aussi un gamin de 13 ans, deux de 14 et un de 15 ans.

Lorsque l'on criait le «garde à vous» dans les chambrées et qu'il nous fallait nous aligner et, la casquette à la main, regarder dans les yeux le commandant qui nous insultait en allemand, nous avions soin de placer les pauvres gosses au premier rang et entre les plus vieux. Le commandant qui succéda à notre brute parut le premier jour extrêmement gêné et s'abstint de revenir à la caserne.

Pour le travail que j'exécutai pendant deux mois, ma famille fut invitée à passer à la caisse municipale de Saint-Quentin et toucha 44 francs; notre salaire, en effet, soldé par les Français, était de 3 franc par jour , dont 2 francs étaient retenus pour la nourriture qui coûtait bien 2 sous et 1 franc était attribué comme argent de poche, mais… nous ne le touchions pas.

Un matin, et sans que j'en sache la raison, je fus renvoyé chez moi et je quittai Le Quesnoy, y laissant 1 200 malades vénériens allemands, dont pas mal d'officiers, provenant tous de Saint-Quentin et soignés à la caserne Tournefort et au collège.





















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