M A R S 1 9 1 7
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LES ANGOISSES DE L’ATTENTE.
J’ai essayé, dans les lignes qu’on va lire, se fixer mon état d’esprit qui était l’état d’esprit de mes quarante mille co-détenus à la fin de ce désolant mois de février 1917, à la veille même par conséquent de l’évacuation de la Ville.
Nous vivons en ce moment à Saint-Quentin dans l’attente pesante d’un grand choc militaire où nous sommes sûrs de laisser quelqu’un de ceux que nous aimons et nous en voyons les prodromes sous formes d’angoisses, menaces et petites épouvantes journalières. De ce choc que nous ne pouvons plus croire définitif depuis nos déceptions répétées, nous n’avons même pas à prévoir l’issue heureuse ou relativement heureuse: l’espérance est lasse d’être mère. Nous attendons…, occupés des soins d’une misérable vie, tremblant au coup de sonnette, parlant bas chez nous, ne sachant où nous fixer de corps ni d’esprit. Pendant longtemps, nous avons vécu à la manière des suspects de la Terreur. Il y avait des identités de situation telles que l’on retrouvait les mêmes expressions pour les définir. «Un tel passe demain au tribunal», «J’ai été perquisitionné hier», «Vous êtes de la prochaine charrette?»»Où cachez-vous vos papiers compromettants?»«Les voilà! Ce sont eux!…» Et ces choses se disaient tranquillement en conversation courante, voire à une table de bridge. Puis, ce fut pis, car il semblait qu’on fût condamné et qu’alors peu importât ce qui pût advenir. Au commencement de janvier, la menace du bombardement et, partant de l’évacuation, parut s’éloigner de Saint-Quentin. Il apparaissait que le changement dans le commandement français impliquait des changements dans les méthodes et que la poussée ne se ferait plus sur la tranche la plus épaisse du lard allemand. Les officiers de kommandantur avaient repris du crin de leur rond-de-cuir. Les Russes, les prisonniers de guerre français, les travailleurs civils français et les jeunes terrassiers venus d’Allemagne (physionomies inquiétantes de détrousseurs de cadavres qu’il ne ferait pas bon de rencontrer au coin d’un champ de bataille) remuaient moins de terre et même se faisaient rares à la rencontre. Le canon était muet, du moins celui dont le son fait trembler nos vitres. En quittant le centre de la ville, on apercevait encore des coups, mais lointains et espacés, ce n’était plus du canon. Ce fut la phase de la résignation semi-héroï;que. Chacun se figurait qu’accepter la paix de ceux qui nous font cette guerre serait un leurre sanglant pour nos successeurs immédiats et, malgré les coupures qu’ont essayé de faire dans la tradition française les agités et agitateurs de tout poil, la chaîne avec le passé n’est pas rompue et nous entendons que des maillons y soient ajoutés. Ce double engagement envers les aï;eux et les hoirs empêche de faiblir. Mais la lassitude est extrême. Le: «Que c’est long!» commence d’échapper aux plus patients, et le refrain de toutes les conversations est un: «Ah! La,la!» qui modulé diversement suivant les circonstances et le tempérament, est une même lamentation sur son propre sort et sur sa totale impuissance . Nous sommes, en effet, comme des bouchons flottant sur l’onde: nous suivons sans conscience, volonté, ni responsabilité…. C’est le dernier degré de la servitude collective. L’essai même de la résistance n’est pas concevable: la liberté ne se conquiert plus dans un corps à corps ou à coups de poignard.
Quand on apprend qu’un de vos amis a subi une perquisition, on va lui porter des condoléances et entendre le récit des exploits des «tringleurs» ou celui des farces innocentes qu’on leur a jouées. Puis, ce furent les matelas. On dormait tranquille, cela réveilla brusquement. Il n’est point de ménage, si modeste soit-il, qui n’ait ses deux matelas en laine. Les porter soi-même, s’entasser devant les casernes de gendarmerie avec son lit sur le dos….., le comble de la honte! Puis, le linge, puis la perquisition pour savoir si l’on n’a pas bourré ses fauteuils du surplus de ses matelas ou gardé plus de six chemises! La maison de chacun est ouverte et n’importe quel goujat d’armée peut entrer, commander et prendre. Le froid fut, à de certains moments, terrible. On se serrait autour d’un feu unique. Des ouvriers brûlaient leurs meubles. Le ravitaillement fut diminué.
Alors retentirent tout contre nos et entendit-on aux environs des détonations en séries qui n’étaient plus celles du canon. Était-ce des mines, des tranchées qu’on creusai à la dynamite? Or, c’était bien bien pis….. Et l’on vit passer à la gare des gens de la vallée de l’Oise et des villages à l’ouest de la ville; l’on entendit les premiers et invraisemblables récits des évacuations. «Mâles d’un côté, femelles de l’autre.» «Tout le monde de à ans; les autres, on verra. Si bien qu’une femme de 55 ans quittait son mari de 61, que des enfants en bas-âge restaient à la charge de vieillards qui leur étaient de rien , que des filles de 16 ans étaient séparées de leur père veuf. Ces troupeaux humains, poussés la nuit sur les routes, par un froid de quinze degrés, s’entassaient finalement dans des wagons à bestiaux qui les menaient on ne sait où; ils criaient des noms de villages aux arrêts. Charles Desjardins, autorisé à aller chercher, lui-même et lui seul, avec un camion quelques livres précieux de la bibliothèque de son père, au château de Remaucourt, accompagna de Morcourt à la croisée du chemin d’Essigny-le-Petit, où était un train sous pression, un convoi d’évacués. – Cette scène, dit-il, me poursuit. Ils s’en allaient, hommes et femmes, le dos courbé, vêtus de leurs meilleurs habits, sans un mot, sans une larme et sans un regard en arrière. Je pris dans mon fourgon une mère et quatre enfants. Nous ne dîmes rien . Elle allait…. Et moi, je devais repasser sur cette route qu’elle ne regardait plus, une fois encore…. En effet, le soir, je retraversai le village. Il était mort! Pas une fumée, pas un carreau luisant comme un œil ouvert sur la vie! La chaise sans dossier où souvent j’avais vu le père Lesage assis devant le cabaret du Zouave de Sébastopol et d’où il répondait à mon bonjour en tirant sa casquette., était là, seul témoin du doux passé et de la présente désolation. Je la regardai longtemps, en amie, tant ma détresse et ma solitude étaient grandes. La porte s’ouvrit, un soldat allemand sortit, pipe de porcelaine à la bouche et s’assit lourdement sur l’escabeau du père Lesage!…
Il fallut bien, quoi qu’on en eût, se rendre à l’évidence; la ville de Saint-Quentin restait comme une oasis dans le désert. La tactique de Hidenburg apparaissait: faire le vide en détruisant tout entre l ligne anglo-française et la ligne de repli allemande. Un trait de crayon sur une carte et l’une des régions les plus fertiles et les plus policées de la terre est pillée, ruinée, violée, culbutée… Mais la ville elle-même serait-elle évacuée? On se pose la question et on la pose aux autres toute la journée. Quarante mille cerveaux se figent sur la même idée. Le recensement des malades opéré d’ordre de la kommandantur par les dames des Croix-Rouge françaises, du 23 au 27 février, n’augmente pas peu les probabilités en faveur d’un abandon prochain de la ville. Pourquoi cette mesure, sinon pour connaître la quantité et la nature des moyens de transport à affecter aux impotents.
Qu’essayer de sauver? Que cacher? Où cacher? Quelles précautions prendre pour l’avenir? Les uns font l’inventaire de leur mobilier: le commissaire-priseur ne sait à qui entendre; les autres cherchent des cachettes compliquées; les menuisiers; les maçons sont requis de partout. Certains s’obstinent à ne pas y croire. – C’est impossible, on n’évacue pas une ville de 45 000 âmes! Les faubourgs extrêmes, cela se conçoit, mais pour en ramener les habitants dans l’intérieur de la ville. Ce serait d’une barbarie sans nom et sans exemple dans l’histoire. – Et 1557? – Oui, «l’Exode,» mais quand nous regardions cela (le tableau de Francis Tattegrain), nous nous disions que ces temps-là étaient passés. On faisait une part à l’imagination de l’artiste et une autre à la barbarie relative d’un époque où les bourreaux étaient moins pitoyables et les victimes moins sensibles. Mais penser qu’on vivrait, au vingtième siècle, cette légende!
Enfin, il y a les héroï;ques quand même: – Soit! Souffrons, mourons, mais soyons vengés. C’est la mesure du désespoir. Après celle-là, il n’y a plus rien. Nous sommes la dernière carte des Allemands. Ils l’abattent. Allons-y! Si, au prix de notre peau, la France a la victoire, qu’importe notre peau! Les Allemands auront alors un affreux compte à régler et de prévoir qu’on le leur fera payer avec les intérêts, nos os en frémiront de plaisir. Vive la France!
Ainsi pensaient et parlaient quarante mille Saint-Quentinois. On va lire la réponse à la question qu’ils n’osaient se poser.
Épreuve de l’affiche d’évacuation corrigée de la main du Comte de Bernstorff. Le titre AVIS a té de toute évidence champlevé dans un morceau de bois dur par un soldat typographe, en l’absence d’un caractère du corps.
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