UNE LETTRE DE L’EMPEREUR.
On perd un peu la tête. Pierre Dony me vient voir pour me prier de rédiger une lettre qui sera envoyée à Guillaume II et lui demandant, si toutefois l’affreuse mesure de l’évacuation ne peut être évitée, de donner des ordres «afin qu’elle s’effectue avec des ménagements qui ne sont pas incompatibles avec les exigences de l’état de guerre….. pour les membres d’une même famille, par exemple, ne soient pas séparés, etc.»
Elle n’avait pas mauvaise allure, cette lettre et je m’étais mis en l’écrivant dans la peau de celui qui devait la lire. On pouvait en espérer quelque effet, étant donné qu’il s’agissait de la ville défendue par le «glorieux ancêtre» Coligny et qu’elle eût été signée par le maire pour qui l’Empereur avait de l’estime. Le projet agrée d’abord, mais chacun veut glisser son mot dans cette pièce historique et ma pauvre lettre me revient sous forme d’un bon petit document administratif d’une touchante platitude, orné de contre-sens, de redondances et de répétitions. Je donne un coup de lime, sans conviction et j’apprends avec satisfaction qu’on ne l’enverra pas, la lettre, et cela, de toutes façons, vaut mieux ainsi!
NOTULES.
L’institution Saint-Jean. – Le «déglaçage scolaire» est l’occasion de parler de l’institution Saint-Jean, qui fonctionna pendant presque toute l’occupation sans le bene placitum des Allemands. L’établissement avait été immédiatement converti en lazaret, mais malgré tout, les classes reprirent le 3 novembre 1914 dans des locaux annexes hâtivement aménagés. Un corps de professeurs, constitué par les soins du supérieur, M. le chanoine Rouchaussé, que secondait M. l’abbé Gratiot, fit suivre aux élèves, nombreux et fidèles, le programme des études du temps de paix. Mais, au début de février 1917, l’institution, comme les autres maisons d’éducation, fut fermé et les «grands» allèrent, suivant l’ordre, déglacer les ruisseaux avec leurs camarades du lycée et de l’École gratuite de Dessin.
Le grog de Rocourt. – L’exploitation de la distillerie de Rocourt se poursuivait et les Allemands accumulaient l’alcool dans des bacs de réserve. M. Langlois, le directeur… honoraire de la distillerie, et quelques-uns de ses employés avaient l’autorisation de pénétrer dans certaines parties de l’immense établissement. Ils firent ainsi couler 8 000 hectolitres d’alcool dans des «emplis» obscurs où les Allemands ne mettaient jamais les pieds. Mais, à la veille de l’évacuation, il fallut aviser, car la découverte de cet alcool ainsi détourné eût provoqué des complications et des sanctions à n’en plus finir. M. Langlois en parla au sous-préfet, M. Vittini, et à M. Gréselle, receveur principal des contributions indirectes. Ces messieurs furent d’avis d’évacuer dans la rivière de Somme et les étangs voisns l’alcool provenant de la plus louable des fraudes. Les 800 000 litres d’alcool à 90 degrés furent donc amené par tuyautage, en plusieurs nuits, à la Somme et dans la proportion d’un volume d’alcool pour 100 d’eau. Les poissons se montrèrent discrets…
La destruction systématique des villages. – Cette œuvre effroyable à laquelle nous ne voulions pas croire, ne pouvant nous l’imaginer (Voir février 1917: Que se prépare-t-il ?) n’était que trop réelle, et un témoin et acteur va nous dire, dans la Gazette de Cologne avec un cynisme vulgaire, comment cela se faisait. La localité dont il s’agit, située devant le front anglais de l’Aisne, pourrait être Etreillers, riche et populeux village de la banlieue de Saint-Quentin.
«On nous écrit du front: Depuis des semaines, peut-être des mois, le commandement général avait conçu la retraite stratégique. Vers nous, sur le front de bataille, étaient parvenus des bruits incertains qui prirent une forme plus précise lorsque nous eûmes appris l’ordre d’évacuation systématique des villages et du transport à l’arrière de tous les objets, tels que les gouttières, pièces de laiton, etc., capables de servir à l’adversaire. Non bataillons, envoyés à l’arrière pendant une pause, participèrent ensuite avec un zèle enflammé à la destruction des maisons. Les soldats du front et des étapes travaillèrent avec un accord unanime pour la première fois. Une partie des villages étaient déjà démontés et comme il s’agissait de rendre le séjour plus amer à l’ennemi qui devait suivre plus tard, in fit des choses étonnantes. Mon logement se trouvait près de l’église de X… La grande cloche de l’église fut abattue de la haute tour. Naturellement, de nombreux «Feldgrau» s’étaient réunis pour participer à ce rare spectacle. D’innombrables appareils photographiques étaient dirigés vers le monstre qui commençait lentement à perdre l’équilibre et tomba brusquement sur le sol avec un fracas de tonnerre.Un honnête berlinois,un honnête Berlinois pensait qu’elle servirait à l’église du «Souvenir de l’Empereur Guillaume.» Mais je crois plutôt qu’après son changement d’âme, elle ira trouver sous forme de grenade un de nos chers adversaires en donnant alors u autre son. Le battant la suivit avec un fort grondement dont un soldat de Cologne qui se trouvait derrière dit: – Ce sont des choses que Schiller oublia dans sa Cloche.» Au reste, le village brûla dans les coins et recoins; la fumée était par moments insupportable; tout ce que l’adversaire aurait pu utiliser fut anéanti avec un souci véritablement amoureux. Nos pionniers étaient occupés à faire sauter les caves et les réservoirs d’eau. De ces derniers, on ne laissa que quelques sources pour l’arrière-garde qui les détruisit plus tard. Un de nos loustics avait attaché sur une grande tonne vide une pancarte portant l’inscription : «Fontaine d’arrière-garde.» À l’entrée du village, du côté de l’adversaire, nos ordonnances portèrent un grand tableau où l’on pouvait lire: «Soyez cordialement les bienvenus.» Le premier Anglais qui lut et put traduire l’inscription a du vraisemblablement boire, de colère, quelques whisky, en présumant que le ravitaillement ne l’ait pas laissé en panne, ce que je crois volontiers. Non seulement les villages, mais toutes les routes et tous les chemins ont été radicalement détruits. De profonds entonnoirs aux carrefours, de grands arbres sciés et jetés en travers des routes, des endroits défoncés sur les chemins où la gelée, le dégel et la pluie ont ajouté au leur permettront de retarder suffisamment la marche de l’ennemi…»
La toute puissance du gendarme. – Madame Dècle avait acheté, venant de toute évidence des Allemands, mais par l’intermédiaire d’un ravitailleur, une caisse de savons. Au cours d’une ds innombrables perquisitions de Rocourt, un gendarme prononce: Des savons! Je réquisitionne. On se récrie: – Vous ne les aurez pas, on vient de les acheter; c’est indispensable pour la tenue de la maison… Et l’on requiert l’autorité d’un colonel qu’on loge et qui rit à gorge déployée. – C’est idiot! Calmez-vous! Je vais y mettre bon ordre. Le gendarme rectifie la position et fait demi-tour, mais il va au téléphone le plus prochain et revient en disant: – Je réquisitionne. Il s’explique en allemand avec le colonel, qui bat en retraite et, par surcroît, passant dans le vestibule, il monte sur une chaise et décroche le lustre en cuivre qui, par miracle, avait échappé jusque là. – Encore ça, dit-il d’un air rogue.
La saleté allemande. – Maintenant que toutes les maisons sont plus ou moins envahies par les Allemands et qu’ils sont bien obligés de se servir eux-mêmes, on constate une chose dont on ne se douta pas tant qu’ils eurent des Français et des Françaises pour valets et femmes de chambre et pour leur cuisine: c’est la saleté foncière du peuple allemand. Toute pièce que les Allemands habitent à plusieurs est vite d’un aspect ignoble et les couches de crasse s’y accumulent. Il ne s’agit pas ici seulement des soldats, mais des chefs quels que soient leur grade et leur tenue extérieure. Et c’est ainsi de la plus humble maison à la plus somptueuse demeure. Les ouvriers disent: «Chez nous maintenant, c’est une bauge à cochons,» et M. Decaudin, d’autre part: «Mes domestiques n’osent plus pénétrer dans la salle de billard où mangent six officiers, ce n’est plus qu’une tache et une crasse, et quel désordre!» Il leur manque cette verecundia latine qui fait qu’un Français distingué tient à la tenue, non pour les autres, mais pour soi et que la règle de la bonne éducation chez nous veut qu’on puisse toujours venir derrière vous sans qu’on s’en aperçoive que vous êtes passé quelque part. Inutile d’essayer de faire comprendre cela à un Allemand, d’où qu’il sorte.
Le capitaine Coutant. – Le capitaine Coutant, du 87e, n’avait pu suivre le régiment, son état de santé, au retour des colonies, étant déplorable. Depuis le 25 août 1914, ni Madame Coutant, ni lui n’avaient mis un pied dehors. Peut-être a-t-il été dénoncé… En tout cas, un policier, le 11 février, se présente et demande les cartes des habitants de la maison. – Et ce monsieur qui est couché? – C’est mon beau-frère, répond Madame Coutant. Le policier est ou paraiît renseigné. Il insiste, tout se découvre et le capitaine Coutant est mené à la prison et passe en conseil de guerre. Il échappe à une condamnation à mort pour cette raison qu’il ne servait pas au moment de la mobilisation. On l’expédia en Allemagne comme prisonnier de guerre.
L’enfer où l’on gèle. – Madame X….., rue Saint-Thomas, reçoit la visite d’un policier qui l’accuse à brûle-pourpoint «d’avoir nourri des Anglais.» Protestations, et très sincères. – D’abord, je vous ai vu, dit l’homme. – Alors, pourquoi n’avez-vous pas arrêté les Anglais? L’argument était tellement sans réplique que Madame X…. est menée à la prison où elle reste cinq jours et les jours les plus froids de l’hiver. Le médecin la prit en pitié, car elle souffrait cruellement, mais ne put obtenir pour elle une couverture en plus. Elle protestait avec énergie, disant: «Ce n’est pas vrai, je n’ai jamais vu les Anglais, je le jure.» La directrice du quartier des femmes, à la fin, lui dit textuellement et en français, quoique avec l’accent: «Taisez-vous, vous mentez! D’abord, vous êtes Française, par conséquent une vieille vache. Et quand à vos serments, je me les f…au c…» Et le geste suivit. Heureusement, le policier eut des remords et il accourut le cinquième jour avec un ordre d’élargissement . – Je me suis trompé, dit-il, pardon! Voulez-vous que je vous fasse des excuses à genoux? – Je n’y tiens pas du tout, dit Madame X….., je suis trop contente de sortir de cet enfer… où l’on gèle.
Les incendies. – Dans la nuit du 20 au 21 février, incendie de la brasserie Leduc, rue Sainte-Pécinne. Toute l’usine est détruite. Le capitaine Beaugez et ses hommes réussissent à préserver les maisons d’habitation et le pignon de M. Victor Dumont. De l’avis autorisé de M. Beaugez, l’incendie est dû à un court-circuit d’une électricité mal installée qui a fondu un tuyau trop proche et enflammé le gaz. C’est le soixantième incendie dont la responsabilité incombe aux Allemands. Un pompier a été blessé assez sérieusement.
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