1917
J A N V I E R 1 9 1 7
ÉTRENNES ALLEMANDES.
L'année 1916 s'était achevée sur une de ces lourdes rosseries que les Allemands ont monopolisées. Le dimanche 31 décembre, à 5 heures un quart du soir, le maire reçoit l'ordre de convoquer pour le lendemain 1er janvier, dans la matinée, «toutes les personnes en possession de la carte grise de légitimation,» c'est-à-dire pouvant justifier d'un emploi. Le maire fait prévenir par la police les chefs de service qui avisent leur personnel dès patron-minet. C'est un aria terrible. Aussi l'opération s'effectua dans un affreux désordre. S'y rencontra un millier de patients: le contingent le plus fort (350) était fourni par le ravitaillement. - C'est beaucoup, grogna le lieutenant-adjudant Fitzner. Rappelez-moi cette affaire-là, dit-il à Kolb, son secrétaire. Puis passèrent les pompiers, les médecins, les pharmacies, les employés de la mairie, les ouvriers imprimeurs travaillant au papier-monnaie, le Palais, la basoche, l'Église et les pompes funèbres, sans compter les autres. M. Milon, secrétaire de la sous-préfecture, fut chargé de dire au sous-préfet que son absence le mettait en faute, ce à quoi M. Vittini répondit vertement à la kommandantur qu'il ne savait pas être un employé. On encaissa. C'était grotesque! Pour ne pas paraître avoir fait long feu, l'autorité allemande exigea le renvoi de 25 hommes du Bureau de bienfaisance, 10 des halles, 10 de l'octroi et 25 contrôleurs des magasins du ravitaillement belge qui a, d'ailleurs, cessé de fonctionner.
Le lendemain, c'était – même heure et même lieu – le tour de «tous les élèves âgés de plus de seize ans», porteurs chacun «du certificat du dernier établissement qu'il a fréquenté et d'une quittance du prix de l'école pendant un trimestre.»
La «punition» en cas d'absence devait être «l'incorporation dans une section d'ouvriers». - Ceux qui sont nés en 1900 peuvent s'en aller, proclama Fitzner. Il n'en resta que quatre-vingts et le défilé commença: lycée, Saint-Jean, préparation à l'École normale, École de dessin. À celle-ci, Fitzner voulait malmort: - Vous n'avez pas vos bulletins de payement, ronchonna-t-il. - Pour une bonne raison, dit le directeur Croizé, notre titre officiel est: École gratuite….. Alors, Fitzner examina avec l'attention d'un connaisseur les dessins qu'avaient dû apporter les élèves et l'attestation y jointe que ledit dessin n'avait pas été «corrigé par le professeur ou retouché par un camarade.» De cet examen il résulta que deux jeunes artistes se virent retirer leur carte grise, plus un élève du lycée et trois des écoles communales. On nageait dans l'idiotie.
Le surlendemain, ce fut le recensement de la population opéré par les élèves des écoles qui avaient porté le formulaire à domicile. Le résultat est vraisemblable: 40 673 habitants. Le recensement de février 1916, très sérieusement fait, accusait 42 000 habitants en chiffres ronds.
Les agents de police sont sur les dents. Un flot d'ordres incohérents venant de la kommandantur passe par le cabinet du maire et se déverse sur le bureau du commissaire. Il s'agit le plus souvent, en ce moment, d'avis d'expulsion. « Les personnes qui habitent l maison rue St-Nicolas, 4, doivent la quitter pour ce soir. Elles devront laisser tous les objets qui s'y trouvent, ainsi que les meubles, linge de lit, etc.» On devine comme étaient reçus les agents qui venaient apporter cette invite. - Eh bien! Et nous, où va-t-on nous loge? On était même tenu de remplacer certains ustensiles enlevés par les fouilleurs: théières, flambeaux, etc. Dans les secteurs où étaient entrepris les travaux de défense, les évictions allaient par dix ou douze à la fois. Ou encore: 9 janvier. - La mairie doit faire en sorte que les trois élèves français désignés ci-dessus sachent écrire à la machine pour le 16 janvier. « Or, toutes les machines à écrire avaient été confisquées! Ou enfin: «Trente marks d'amende pour n'avoir pas obtempéré assez vite à l'ordre de M. le commandant comte de Bernstoff prescrivant de lui envoyer d'urgence, le 31 au soir un ouvrier apte à réparer son gramophone.» La kommandantur décidément faisait la femme saoule. Il paraît que Bonsmann et Haussen gémissaient, mais Fizner était tout puissant et le commandant ne voyait plus que par ses gros yeux.
Et, puisque nous avons prononcé le mot étrennes, voici quelles furent celles de Mademoiselle Romée. Le 1er janvier au matin, elle offre gentiment un pain à un prisonnier français – il en reste quelques-uns et ils sont très malheureux. Un gendarme passait qui lui prend sa carte et, quand elle va la réclamer, on lui annonce qu'elle est condamnée à 10 jours de prison à commencer sur l'heure.
DE LA POLICE ET DU COMMISSAIRE DE POLICE.
Le 21 décembre, à 7 heures du soir, arriva à la mairie ce mot: «Le commissaire de police Louis Lambert devra se trouver à la kommandantur à minuit avec ce qu'il faut pour parti.» Le sous-préfet et le procureur de la République, pour éviter à Madame Lambert (c'est le meilleur des ménages) des scènes pénibles, furent d'avis que M. Lambert, qui était pour la résistance, obtempérât à l'ordre. Il se trouva donc à minuit à la kommandantur où l'officier de service le remit entre les mains d'un sous-officier tellement ivre qu'il s'affala trois fois en descendant la rue d'Isle. Un patrouilleur le soutint dans la dernière partie du chemin. Cet ivrogne avait un pli cacheté qu'il devait n'ouvrir qu'une fois dans le train pour apprendre ainsi où mener son prisonnier. M. Lambert le sut avant que de partir et cria à un agent qui suivait de loin son chef: «Je vais à Maubeuge;» Les Allemands ne l'aimaient pas: il était avec eux très gouailleur et c'est un genre auquel ils ne comprennent rien du tout: ils avaient cette persuasion que le chef de la police française se moquaient d'eux continuellement. Ainsi était-il tenu très à l'écart par la kommandantur. Mais le maire, le sous-préfet et le procureur l'estimaient comme un collaborateur précieux, parlant facilement, se présentant bien, rédigeant juste, patriote convaincu, agréable des ses rapports avec la population; il s'était mis immédiatement à la hauteur de la situation à lui échue du fait de la fuite de ses collègues au mois d'août 1914.
Voici le motif déterminant de l'expulsion du commissaire. Le trafic des denrées du ravitaillement avec les Allemands avait pris de grandes proportions. Blondet pressait le maire d'intervenir, car on pouvait craindre un nouvel accès de mauvaise humeur de la part du gouvernement anglais, qui avait toujours vu ce ravitaillement de mauvais œil. Une femme V…, épicière, rue Saint-Jean, était particulièrement désignée comme se livrant à ce commerce. Le maire chargea Lambert de s'en assurer. Celui-ci envoya deux agents de la sûreté, dont l'un se présentant comme un livreur de conséquence, lia conversation avec la trafiquante. Elle ne fit pas de difficulté d'avouer qu'il lui fallait de grandes quantités de vin et du reste pour satisfaire aux demandes de sa clientèle allemande. L'agent fit signe à son camarade resté dehors, qui entra avec son brassard. Madame V…, mise au pied du mur, avoua tout. - Nous ne pouvons rien contre vous maintenant, dirent les agents, mais cessez ce commerce si vous ne voulez pas avoir de grands ennuis après la guerre. Madame V….. promit, mais quand les Allemands vinrent pour prendre livraison, elle leur raconta l'histoire. Lambert, déjà mal vu, devint tout à fait indésirable. On l'expédia à Aibes (arrondissement d'Avesnes), puis à Commeret, où Madame Lambert vint le rejoindre après l'évacuation de Saint-Quentin.
Le corps des agents de police fut non moins éprouvé que son chef. Au moment de la déclaration de guerre, la police municipale se composait, outre les quatre commissaires d'arrondissement, de l'inspecteur Gorlier, qui mourut et fut remplacé par le sous-inspecteur, M. Delacourt, du secrétaire, M. Cateau, et de son adjoint, M. Bry, de six brigadiers et de quarante-et-un agents, plus la brigade de la sûreté et la brigade rurale. La mobilisation avait fait des vides dans cette phalange dont l'esprit était parfait et en avait diminué l'effectif de plus de moitié. Une police volontaire s'était aussitôt constituée à la manière anglaise, sous la direction de MM. Thome et Spiwinne, et remplit fort bien ses fonctions jusqu'au jour de l'occupation de la ville par les Allemands. Et même pendant cette occupation, ses services ne cessèrent pas complètement.
M. Lambert, du fait de la disparition de ses trois collègues pris de peur, resta donc seul avec une vingtaine d'agents qui n'étaient pas des plus jeunes et quelques auxiliaires. Les Allemands, à la vérité, patrouilleurs infatigables, faisaient la grosse police et la discipline de fer qu'ils imposaient à la population était telle que les menus délits n'étaient plus qu'un souvenir, mais leurs exigences incessantes, leurs prétentions absurdes mettaient sur les dents les malheureux agents. M. Lambert, dont M. Gibert, connaisseur d'hommes, avait apprécié tout de suite l'intelligence et la finesse et que le Conseil municipal avait, de sa propre autorité, nommé commissaire central, défendait son personnel le mieux qu'il pouvait et y avait de l'ouvrage. À la kommandantur, on le détestait, mais on se méfiait de lui. Comme M. Soret, mais sur un tout autre terrain, il affectait de se maintenir strictement dans le cadre de ses fonctions, et il était impossible de le prendre en faute, ce qui enrageait les Allemands. Ils s'en débarrassèrent comme je viens de dire.
Mais le 6 janvier, cette autre note arrivait à la mairie: «Les agents de police en fonctions jusqu'à présent sont relevés à partir d'aujourd'hui. Leurs cartes grises sont à remettre à la kommandantur. Le maire a à choisir parmi les écoliers les plus âgés vingt jeunes gens qui doivent distribuer dorénavant les ordres de la kommandantur.»
Les agents rayés étaient MM. Lebrun, Lefebvre, Cochet Louis, Trocmé, Quiévreux, Godefroy, Cochet Gustave, Crocquet, Martin, Prévost, plus sept auxiliaires. Les autres étaient maintenus. On leur avait fait passer au théâtre une visite sanitaire, à ceux du moins qui avaient moins de 50 ans et des côtes de 1 à 10 leur avaient été données suivant la vigueur apparente. Presque tous las agents révoqués furent envoyés dans les colonnes de travailleurs civils et y connurent les pires misères.
Inutile de dire que le maire refusa de tracer les vingt noms d'élèves. - Ce n'est pas pour cela que les parents les envoient à l'école, dit-il. On les prit sans lui.
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