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Sous la Botte (103)

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Sous la Botte (103)

UN APPEL DE TRAVAILLEURS / I. LES TROIS LISTES.

Le samedi 14 octobre, il arrive à la police française, venant de la kommandantur, trois listes de 696 noms, dont les porteurs doivent être sommés individuellement et sans retard de se présenter à la caserne d'infanterie le lendemain dimanche 15 octobre, respectivement à 9 heures et à 10 heures du matin et pour la dernière liste le lundi.

Les malheureux agents n'ont que le temps de confectionner 696 billets d'appel ainsi libellés:

VILLE DE SAINT-QUENTIN

La Kommandantur ordonne au nommé CAURE André, âgé de 16 ans, demeurant rue Boucher-de-Perthes, 56, de se présenter le 15 octobre 1916, à 9 heures du matin (heure allemande), pour travailler au chantier, à la caserne.

Saint-Quentin, le 14 octobre 1916.

L'agent de police: VENET

et de les porter à domicile pendant la nuit.

L'alarme est nécessairement courte, mais grande en ville. Les premiers et lointains appels s'adressaient surtout à des hommes généralement d'âge militaire – il y eut des exceptions – mais, en tout cas, réduits au chômage et à l'inaction. Cette fois, on n'a tenu compte ni de la carte bleue (occupations diverses), ni de la carte grise (service de la mairie et du ravitaillement), cartes que l'on a délivrées et non sans intention avec une extrême profusion. Les listes ont été établies avec une sorte de fantaisie méchante et l'on y a fait entrer presque en majorité ce qu'une affiche du 29 août précédent (Règlement sur le travail des ouvriers) appelait; «Hommes appartenant aux classes supérieures de la société,» affiche que Gibert refusa de contresigner, disant: «Toutes ces distinctions-là m'échappent. Comme maire, je ne connais que des Saint-Quentinois.» Comme âge, cela va de seize à quarante-cinq ans. Il y a des pères et des fils. Bref, il faut renoncer à comprendre….

L'officier qui doit présider l'opération, le lieutenant-adjudant Fintzner, de la kommandantur, artiste peintre dans le civil, dit-il, arrive donc le dimanche avec trois quarts d'heure de retard. Les patients passent un à un devant une table, y déposent leur bulletin de convocation et leur carte bleue ou grise, suivant le cas. Quand il faut une explication, le sous-officier interprète la demande au commissaire de police Lambert, assis près de lui et qui, avec un à-propos imperturbable, la donne toujours dans le sens de l'exemption; l'Allemand fait – ou ne fait pas – une croix rouge par-devant le nom, sur sa minute.

Le lieutenant, lui donne des signes d'inquiétude. Monocle à l'œil, il mord tour à tour dans un saucisson et dans un morceau de fromage qu'il tient dans chaque main, sans pain; de temps en temps, s'échappent de sa grosse personne des odeurs qui prouvent que sa soupape ne repose pas sur son clapet. À la fin, il éclate: - Ce n'est pas bien fait, les beaux messieurs de Saint-Quentin ne sont pas là. Ainsi, je ne vois pas M. Desjardins, le fils du député. C'est à recommencer. Et il entre dans une grande et inexplicable fureur.

L'ordre pourtant avait été remarquablement bien transmis, malgré le peu de temps accordé, puisqu'il ne manqua pour ainsi dire personne.

Le 20 octobre, la kommandantur firt remettre à la police le registre d'appel du dimanche précédent avec mission de convoquer pour le lundi suivant, 23, à la caserne, les hommes dont les noms étaient précédés d'une croix rouge, c'est-à-dire presque tous. Une note était jointe ainsi rédigée:

Leur faire savoir qu'ils doivent se munir de deux couvertures, d'un bol et d'un couvert. Ils devront, s'ils possèdent des bêches ou autres outils analogues, les prendre avec eux. Le remboursement du prix de ces outils se fera après estimation. Ils gagneront en moyenne 2 francs 5 par jour, salaire qui montera à 3 francs 50 pour les meilleurs ouvriers. Pour la nourriture, il sera opéré un retrait de 0 fr. 50 centimes.

La journée du lundi 23 octobre fut honorable pour les Saint-Quentinois. C'est, au surplus, avec une modération inaccoutumée et non sans ménagements inexplicables à qui connaît l'Allemand en guerre, que cet appel se fit. Y présidait cette fois le sous-officier Muller, chef du détachement de chemin de fer à Origny-Sainte-Benoîte, commerçant à Bruxelles de son état. M. Muller se leva quand on fut groupé et prononça ce petit discours en français en s'aidant de notes:

Vous avez reçu mes convocations. Je vous ai fait dire que ceux qui travailleraient pour moi airaient un bon salaire et seraient convenablement nourris. Je vous recommande de bien réfléchir à la proposition que je vous fais. Si vous ne vouliez pas, sachez que nous avons une loi qui vous oblige à travailler.

Ici commencèrent les protestations. On cria: «Pas pour faire des tranchées! Hou! Hou!»

M. Muller. - Je ne vaux pas revenir sur ce que vous venez de faire. Sinon, je serais obligé de sévir. Je continue. Je vous fais remarquer que si vous acceptez, vous serez bien traités: vous toucherez deux cents grammes de pommes de terre, cinq cents grammes de pain, le voyage gratis et un cigare. Si vous refusez, nous pouvons vous obliger. (Protestations.) Taisez-vous, je vous demande le silence le plus complet. Si vous refusez, vous aurez la nourriture des prisonniers et vous ne toucherez que 50 centimes par jour.

Le sous-officier Muller énumère de nouveau les conditions offertes, puis:

- Vous allez passer chacun devant moi par ordre alphabétique et vous répondrez: Oui ou non.

M. Lambert, le commissaire de police, dit alors: - J'abandonne le bureau pour deux raisons: d'abord, par patriotisme, car je ne puis sanctionner cette mesure; puis, je ne veux pas avoir l'air d'influencer en quoi que ce soit ces gens. Le premier appelé est M. Alliot, contremaître chez David et Maigret depuis dix ans, jardinier en ce moment et âgé de 38 ans. - Voulez-vous travailler? - Non. - Pour quel motif? - Je suis français. Le branle est donné. Tous suivirent, sans exception. Pierre Douniaux, 19 ans, répondit: - Parce que mon devoir de Français n'est pas de travailler pour les Allemands. Un autre, moins heureusement, dit: - Moi, je ne travaille pas pour les Boches! Beaucoup: - Je suis malade; ou bien: - Parce que je travaille déjà. Alors, à ceux-ci, Muller demandait: Combien gagnez-vous? - Deux cinquante. - Je vous offre cinq francs. - Non, je n'accepte pas. - Alors, vous préférez gagner 50 centimes? Tant pis! Deux autres réponses encore: - Parce que c'est un cas de conscience. - Je ne comprends pas. Qu'est-ce que cela veut dire? - Voilà: j'ai dix frères, beaux-frères ou cousins germains dans l'armée française. Le jeune Martin, élève de l'École De La Tour, âgé de dix-sept ans, répondit en interrogeant avec à-propos: - Qu'est-ce que vous feriez à ma place? Un pauvre gosse de seize ans: - Maman me l'a défendu. À la fin, le sous-officier Muller dit à M. Lambert: - Ces jeunes gens ont tort, car nous pourrions les forcer.

Il faut ajouter, pour rendre la physionomie de la scène, que tout appareil militaire en avait été exclu. Pas de sentinelles; liberté d'aller et venir. On se rendait même par groupe à la cantine et, quand un officier, passant par hasard, l'interdit, les soldats allemands alors s'offrirent à y aller chercher ce que les jeunes Français désiraient. Les réponses étaient transcrites en allemand sur un registre en face du nom de l'appelé. Philippe Hiolle me dit, et c'est bien le mot juste: - Cela ressemblait à une proposition d'embauche d'un patron à des ouvriers libres.

Il y a évidemment quelque chose que nous ne connaissons pas: l'intervention d'un neutre?…

Puisque le sous-officier Muller, chef de détachement à Origny-Sainte-Benoîte, avait dit qu'on travaillerait avec lui, nous tirâmes cette conclusion que les Allemands allaient doubler la voie du chemin de fer jusqu'à Macquigny afin de rejoindre la ligne du Cateau en dégageant la gare de Saint-Quentin, donc qu'ils pensaient sérieusement à reculer.

Somme toute, l'affaire parut en rester là, mais ce n'était qu'apparence, et nous verrons, au début du mois de novembre, comment continua cette levée d'hommes. (Voir infra. Novembre 1916: Un appel de travailleurs. II. Le départ) et, plus tard encore, à quelle condition misérable on les réduisit. (Voir infra, Le Cateau: Un appel de travailleurs, III. Les esclaves.)

LA RÉQUISITION DES CUIVRES.

Le 18 octobre, u n Avis débutant ainsi et placardé sur les murs affole la population:

Suivant l'ordonnance du général commandant en chef du 1er août 1916, les habitants de Saint-Quentin sont tenus à déposer tous les objets en cuivre, nickel, étain ou d'alliages de ces métaux qui se trouvent dans les maisons particulières, dans les magasins ou dans les édifices publics, aux endroits qui seront indiqués par les agents de police de la ville.

Le maire s'en alla demander des explications à la kommandantur. À son entrée, aucun des adjudants, Hauss, Fintzner, Bonsmann, ne le salua. Il fit valoir au colonel Scabell les meilleures raisons du monde, entre-autres celles-ci: que des parents ne pouvaient tout de même pas apporter à l'ennemi de quoi faire des culots d'obus à lancer sur leurs enfants….. Scabell était très ennuyé. - C'est un ordre du général quartier-mestre, cela ne se discute pas. Gibert discuta et Scabell promit d'examiner. Mais la kommandantur ne voulait pas paraître avoir eu tort en se contredisant. - Soit, s'écria Gibert dans une seconde entrevue, maintenez les agents puisque vous y tenez, mais donnez-leur simplement un rôle d'avertisseurs: ils iront dire, d'après les listes que vous leur donnerez, que vos hommes passeront dans la journée pour enlever les cuivres. Comme cela, vous les prendrez, ces cuivres, ce à quoi nous ne pouvons nous opposer, mais nous ne vous les apporterons pas, ce qui serait un peu fort! Scabell dit Amen et ce fut bientôt le gâchis, mais la bataille pur la dignité était gagnée.

On commença par les comptoirs en étain des marchands de vin: les «zincs.» Chez Madame Poteau, rue Croix-Belle-Porte, où le meuble a coûté cinq ou six mille francs, cela faillit se gâter. Madame Poteau défendait son bien. Elle fut repoussée et menacée, et le chef du détachement lui cria en colère: - C'est bien fait! C'est votre tour! Nous, en Allemagne, nus sommes ruinés à cause de vous et des Anglais! Cet aveu n'a pas déplu.

Chez Madame Lambert-Bucourt, commerçante, rue du Palais-de-Justice, la perquisition dure deux heures et demie. Il y a pas mal de bibelots sur les meubles: coupes, vases à fleurs, flambeaux. Tout cela est mis à sac. Madame Lambert-Bucourt dispute un ser fumeur dont usait son mari, mort très bravement devant Saint-Quentin dans les rangs du 10e territorial. Elle pleure, les Allemands restent insensibles et enlèvent. Ils ne laissent rien, ni les plateaux de la balance de cuisine, ni la pomme de l'escalier… Voilà la manière. Il y a bientôt tant de réclamations à la kommandantur pour les cas douteux – puisque les objets d'art peuvent échapper à la réquisition, laisse entendre l'Avis – qu'il faut nommer un expert et il en résulte que le beau zèle du début se ralentit. On respire un peu, mais ce ne sera pas pour longtemps. (Voir novembre 1916: Suite de la réquisition des cuivres; et décembre 1916: Toujours les cuivres.)

Dans les usines et ateliers, le pillage du cuivre et du bronze n'a jamais cessé. Georges Morel m'invite à venir voir le nouvel état de sa retorderie de coton, chemin de Gauchy. C'est le désastre définitif. Les Allemands avaient d'abord entassé dans les sous-sols pour plus d'un million d'objets divers réquisitionnés ou pris dans les quincailleries. - Succursale de chez Seret, disait le gardien, un ingénieur gai. Tout est parti pour l'Allemagne. Aujourd'hui (23 octobre), une équipe de douze hommes dépouille les grands métiers à retordre le coton de leurs garnitures de cuivre et de bronze. C'est un travail minutieux: il y a 9 000 petits rouleaux de pression donnant un poids de 500 kilogrammes, ce qui représente, au cours actuel, 1 500 francs, et cela immobilise pour des années sans doute des métiers achetés récemment deux cent mille francs.

Et il en est ainsi partout!

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