LES ALLEMANDS SUPPRIMENT LA CONCURENCE.
M. Laborie, dont l'usine – comme les autres – a été pillée et repillée, adresse, le 6 octobre, au pillard-chef, capitaine Goerz, industriel près d'Aix-la-Chapelle et conseiller du commerce extérieur – ce qui n'est pas un pourboire politique en Allemagne, - la lettre suivante:
Le soldat chargé des réquisitions des marchandises de mon usine me dit qu'il a ordre d'enlever sur métiers les fils de coton (piennes) qui forment le remettage du harnais.
Avant de commencer ce travail, je crois de mon devoir de vous donner les renseignements suivants:
Ce coton est le seul qui reste actuellement sur métier et peut donner en moyenne 100 grammes par métier; il ne dera autre que du déchet dont la valeur est de o fr. 75 le kilo.
J'ai dans l'atelier, 288 métiers qui donneront 28 kilos 800, soit pour la somme de 21 francs 60 centimes.
Le jour où il me sera possible de remettre l'usine en marche, la façon de ce remettage m'occasionnera un minimum moyen de 30 francs de frais par métier; en outre, pour certains équipages cette manutention entraînera la réfection complète du harnais, d'où une dépense totale de plus de 10 000 francs.
Veuillez agréer, etc.
Inutile de dire que M. Laborie ne se faisait aucune illusion étant donné ce qui se passait chez les autres, mais il avait voulu marquer le coup. Goerz, à qui la lettre fut portée directement, la parcourut et la déchira.
Ce jour là même, j'aborde M. Auguste Boudoux, regardant, du porche de la Chambre de Commerce, charger par des civils sous la direction d'un soldat et sur un camion de blanchisserie des marchandises enlevées chez lui. Sur chaque caisse est collée une étiquette avec un mot imprimé signifiant Butin de guerre. - Qu'est-ce qu'on vous vole encore? - Aujourd'hui, c'est le tour de 1 800 pièces de petits rideaux, soit 108 000 mètres. - Il vous en restait donc? - Cher Monsieur, j'estime à trois millions de mètres ce qu'ils nous ont pris à Nauroy, route de Guise et ici. C'est incroyable ce qu'il y avait de marchandises entassées dans ce pays! Que voulez-vous? Nous avions une fabrication homéopathique pour ainsi dire, une fabrication d'échantillons. Toujours du nouveau! Toujours autre chose! Est-ce le goût du public? Est-ce manque de méthode chez l'industriel, d'envergure chez l'acheteur, de décision chez le voyageur? Quoiqu'il en soit, nous faisions de l'arrosage tandis que nos concurrents font de l'irrigation. Ajoutez une main-œuvre très exigeante et trop souvent imparfaite. Ainsi entassions-nous des Pélions de rideaux sur des Ossas de brise-bis, et de même dans toute la partie. Les Allemands font la liquidation d'un coup.
Le 13, je demande à M. Béguin – de la maison Décaudin et Béguin – ce que deviennent la belle usine et la maison de commerce de la rue de Mulhouse, devant lesquelles nous nous arrêtons. - Voici, dit-il: il s'y trouve un lazaret de vingt lits, les bureaux de la direction du service automobiliste, des locaux disciplinaires, l'administration des équipements militaires, un atelier de vingt cordonniers, un atelier de vingt tailleurs, une garnison à demeure de 60 pionniers, une garnison occasionnelle de 100 à 200 fantassins….. D'autre part, notre usine de la rue de Caulaincourt sert de caserne à 400 hommes et celle de Vermand abrite un lazaret de 150 lits. Les moteurs diesels ont été rendus inutilisables et le cuivre a été enlevé partout où il s'en trouvait une parcelle. Je vous donne ces détails d'après nos concierges, car ni Décaudin ni moi ne sommes admis à pénétrer chez nous. Vous vous imaginez facilement ce qu'après guerre il restera de nos installations manufacturières et commerciales.
Le 18, allant chez mes jeunes amis Debeauvais saluer leur mère, je tombe dans un surrâclage. C'est à considérer de loin. L'apprêt et les deux habitations ont été visitées, sondés, pillés trois fois déjà, mais un des locaux de l'usine est occupé depuis deux ans par une bande de motocyclistes dont le meilleur ne vaut pas un vieux pneu crevé. Comme on leur a refusé d'accepter, dans une dépendance immédiate de la maison, un cochon volé, ils s'offrent le luxe d'infliger à leurs hôtes une perquisition supplémentaire. Le sous-lieutenant Schramm, acolyte de Goerz, y préside avec un sous-officier de l'intendance, deux acolytes portant pelles et pioches et un gendarme. Les motocyclistes servent de figurants. La visite a lieu méthodiquement, des caves aux greniers. Les sondages les plus savants ne donnent plus rien. Le gendarme a dégaîné et lance de furieux coups de pointe dans un massif où sont enfouies deux cents bouteilles de vin fin. La lame, spirituelle, passe où il faut. Dans un grenier, on découvre toutes les courroies de l'usine. Ce sont des cris de joie. - Monsieur l'officier, dit Franck Debeauvais, puisque vous les faites enlever, remettez-m'en un bordereau de réquisition. - Non, c'était caché, donc à nous, répond l'autre, très rogue. Dans l'apprêt même, et tout contre le dortoir des motocyclistes, cent sacs de dextrine sont entassés; mais là, très confus de ce que des soldats allemands n'aient pas, depuis vingt-quatre mois, ramassé ce butin à leur portée, Schramm délivre un bulletin sans discuter. À 3 heures de l'après-midi, la perquisition , commencée à 8 heures et demie du matin, dure encore… Les tuyaux d'arrosage, quatre caisses d'échantillons, huit bouteilles de vin et quatre de cassis, extraites des armoires de la salle à manger, en sont les derniers trophées. Franck Debeauvais en était malade: il y avait de quoi.
À VAUBAN.
Je puis encore pénétrer, non pas dans la grande salle de l'ambulance Vauban, mais dans le vestibule, avec Madame Gibert, qui, elle, entre maintenant partout, sauf à l'étage où sont les officiers. Il reste à Vauban cent blessés, dont deux Anglais, un Italien, trois nègres et onze Russes malades. Ces derniers, infirmiers er infirmières ne les lâchent quau dernier moment, car ils sont, comme on dit, à toute main, doux, forts, obéissants, adroits, mais d'un appétit!… Le médecin de Vauban – on en change souvent et tout est à chaque fois à recommencer, car chacun a sa méthode – est en ce moment un docteur Bertrand, de lointaine origine toulousaine. Il est parfait. - Envoyez des livres et des fleurs, vos blessés s'ennuient, dit-il à Madame Gibert, qui se garde bien de lui répondre que cela a été interdit, deux fois déjà, par la kommandantur. - J'ai un étonnement, dit-il encore: les plus douillets, ce sont les nègres; ils hurlent avant qu'on ne les touche. Quant aux Anglais, ils considèrent sans doute comme peu distingué de se plaindre: ils ne froncent même pas les sourcils quand on les charcute. Quels gaillards résistants! Les officiers du haut, notamment le lieutenant Bertrand, du 208e d'infanterie, et le commandant Le Petit, désirent savoir à qui ils sont redevables des douceurs dont ils sont journellement comblés. - À des Françaises, fait répondre simplement Madame Gibert. Quand on demande aux blessés s'ils ont besoin de quelque chose, ils répondent non. Ils raffolent des soupes aux légumes qu'on leur confectionne par tour de familles, si bien que les Allemands en réclament maintenant de semblables de leurs cuisiniers. Il y en a qui disent: «On mangerait tout de même bien un bifteck!» et ils sont très étonnés d'apprendre que, depuis des mois, la viande est rayée de l'alimentation.
La sœur Clara (la comtesse Schmising-K) va quitter Vauban avec ses compagnes. (Voir août 1916: La belle Allemande.) M. Gibert demande à la kommandantur l'autorisation d'aller la remercier, au nom de la France, de son dévouement intelligent et effectif pour nos blessés. L'ayant appris, elle a voulu venir saluer Madame Gibert chez elle, mais la permission n'en est accordée ni d'un côté, ni de l'autre. Au nom de cette belle, noble et compatissante jeune fille, il convient d'adjoindre ceux de Mesdemoiselles Lise Tichelleng et Antonie Ackermann, de Bochum, ses dignes acolytes.
SUR UNE DÉPÊCHE DE LA SANS-FIL.
Les dépêches dites de la sans-fil sont tapées à la machine à écrire et affichées à l'état-major entre 4 et 5 heures de l'après-midi. Elles ne correspondent pas toujours avec les communiqués publiés par les journaux vendus le lendemain à 10 heures et demie du matin, et cela n'a rien d'étonnant en soi quand on pense à la difficulté de filtrer à la hâte la masse de renseignements arrivant de points si divers. Cependant, je tiens à reproduire cette «sans-fil» du 26 octobre à cause de son allure tendancieuse et parce qu'elle montre de quels ménagements il faut user maintenant avec l'esprit du soldat:
Front Kronprinz. - Les attaques françaises d'avant-hier au nord-ouest de Verdun, favorisées par le temps brumeux, en passant par-dessus les tranchées démolies, ont avancé jusqu'au fort du village de Douaumont. Le fort embrasé avait été évacué par la garnison; il ne lui était plus possible de le réoccuper avant l'ennemi. Nos troupes ont, en majeure partie, sur ordre exprès et à contre-cœur seulement, occupé des positions préparées plus au nord.
Tout le monde, fait la même réflexion: comment le fort de Douaumont, qui n'était plus qu'un tas de briques, pouvait-il être embrasé? Le ciment ne fait pas de braise. Et puis, ce «contre-cœur,» comment s'accorde-t-il avec les 4 000 prisonniers et plus annoncés par le communiqué français du lendemain?
Si j'étais le journaliste allemand, voici ce que je me dirais avant de prendre la plume pour écrire… autre chose:
- Je m'imagine une rencontre ce matin entre Hindenburg et le prince héritier. Ils se feraient peut-être des politesses, mais voici ce qui se passerait derrière leur front:
HINDENBURG. - Pas de veine, Altesse! Revenir le 26 octobre à la position du 1er février….. La grande pensée de la campagne est définitivement à vau-l'eau. Quelle tape pour le grand état-major!
LE PRINCE HÉRITIER. - Et toi! Depuis que tu es le généralissime et que tu conduis la contre-attaque de la Somme, cite-moi donc un village repris, mais un seul, aux Français ou aux Anglais. Ce n'est pas faute de t'envoyer des renforts. C'est même à cause de cela que je n'ai pas pu défendre Douaumont.
HINDENBURG. - J'aurais probablement mieux fait sur la Somme, Altesse, si j'y avais eu les 500 000 soldats qu'a coûté la folle attaque de Verdun…
Cela se pense, mais ne s'écrit pas.
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