CONVERSATIONS.
Le général baron von Zigler, qui loge à la sous-préfecture – il est le neveu de la Comtesse de Castellane et possédait de grandes relations en Angleterre – dit à M. Vittini: - il est certain que nous avons raté notre coup en 1914. Cependant, vous n'aurez pas la paix qu'au fond du cœur vous souhaitez. Nous sommes trop forts et nous vous userons. La guerre sera finie avant trois mois. C'est le «ce qu'il faut croire» actuel. Mais le général ajoute: - Ce qui m'étonne, ce qui nous étonne tous, c'est la confiance de la population: elle éclate! En Allemagne, il n'en irait pas de même.
L'assesseur Krohn, le conseiller financier de l'armée 2, me fait demander d'urgence: il y a une difficulté dans l'impression des Bons régionaux. Il voit à mon air surpris que je le trouve changé. - Oui, me dit-il, j'ai souffert de coliques néphrétiques et tellement que j'avais délibéré de me tuer. Je suis seul, sans croyances, ni préjugés; je n'ai jamais eu qu'une passion: la femme, mais à cinquante-deux ans je commence à en revenir… Enfin, ça va mieux! C'est le sens de ses paroles, car M. Krohn cherche un peu ses mots et il en a souvent d'incorrects, mais généralement amusants, et l'argot le ravit. Il me dit: - Si c'était retourné….. Aidez-moi donc…..Vous voulez peut-être dire, Monsieur le major, que si, au lieu d'être occupants, vous étiez occupés? …. - C'est bien cela, merci! Eh bien! Alors, nous souffririons beaucoup plus que vous. Les Allemands pensent toujours, ils… - Ils se creusent. - Merci. C'est bien cela: ils se creusent, tandis que sur vous, Français, ça «robinette.» Vous acceptez. C'est très heureux. - Mon Dieu! Monsier le major, la sagesse éternelle nous a donné ce conseil: il faut avoir prendre le temps comme il vient et les femmes comme elles sont. - C'est admirable! Voulez-vous répéter, que j'écrive, afin de m'en inspirer? Du coup, l'affaire litigieuse des Bons régionaux s'arrangea toute seule.
Entre, le 17 septembre, dans l'imprimerie, un grand diable d'Allemand. Affaire de service. Il grille de cause et il parle parfaitement le Français, sans l'ombre d'accent. Je me dérobe. À la fin, n'y tenant plus, il met carrément les pieds dans le plat. - Vous savez que ça va mal pour les Allemands (il ne dit pas pour nous?) Plus d'hommes, plus d'argent. - Nous ne savons rien, Monsieur, lui dis-je, mais ce qui frappe et qui est visible, c'est l'extrême jeunesse de vos officiers. - Oui, des blancs-becs sans expérience, commandant à des soldats improvisés qui ont trois semaines d'instruction….. Et ce que vous prenez pour des compagnies, quand il y a des défilés en ville, ce sont des bataillons. - Comment? Des bataillons de deux cent cinquante hommes? - Parfaitement! On est en train de lever la moitié des employés qui sont depuis deux ans dans les bureaux, et quand on sait comment cela se passe au front, ce n'est pas gai pour eux. Remarquez-vous que les grands blessés ont disparus? Vous ne voyez plus que des éclopés. En voici la raison: quand le canon ne marche pas, c'est qu'on se bat à la grenade ou à l'arme blanche; puis le canon reprend et il ne reste pas un mètre carré de terrain qui ne soit bouleversé, si bien que tout homme qui n'a pas pu se sauver par ses propres moyens est condamné à mort. Ceux qui en reviennent ne forment qu'un vœu: ne plus y retourner. Je vous citerais des compagnies dont il est resté douze ou quinze hommes. - C'est terrifiant! - Oui, et pour faire ce métier, on n'est pas nourri. Les privilégiés ont un bon café le matin et du pain; à midi, un hareng; le soir, une petite saucisse et de la marmelade tant qu'on en veut. C'est insuffisant pour l'effort qu'on nous demande: on n'a plus ni force, ni courage. - Vous faites pourtant des prisonniers. Il en passe ici beaucoup. - Et bien! Même le spectacle des prisonniers français est démoralisant. Voyez les Allemands revenant du front: ils se traînent; vos Français, quoique prisonniers, ont bonne mine et belle allure. On pense: «En voilà qui sont bien traités!» Ah! Si les Anglais avaient marché aussi vite que vous au commencement de juillet, Saint-Quentin serait libre…
Il se fait un long silence, assez embarrassant. Je hasarde: - Voyez-vous la conclusion de tout ceci? Il répond: - Je crois que nous passerons l'hiver ensemble. Au printemps, on recommencera et ce sera la fin: on n'en pourra plus ni d'un côté, ni de l'autre….
Nouveau silence…. À son tour, il demande: - Et vous? - Oh! Moi, je ne sais rien, mais depuis longtemps, j'ai cette impression que les Allemands reculeront jusque derrière la Meuse, et que là, fatigués comme vous le dites, de part et d'autre, on traitera… UN tiers survient. Le soldat se tût. D'ailleurs, nous nous étions tout dit.
On pense bien que je ne garde pas pour moi ces conversations aussitôt transcrites, et nous en concluons qu'il commence à manquer des dents aux engrenages de la savante mécanique allemande.
LA BOMBE DE LA RECETTE.
Le 22 septembre, la journée est toute ensoleillée et se passe sans incidents: on parle cependant d'un combat d'aéroplanes au dessus de Savy. Nuit superbe. C'est le dernier quartier de lune. Rien? Cela devient invraisemblable. Ah! À 5 heures 10 minutes, ronronnement d'un moteur, pétarade; puis coups espacés et de plus en plus lointains, nous rassurant sur le sort de l'aéro et de son pilote.
Le matin, on court aux nouvelles. La bombe impressionnante est tombée dans la petite cour du bel hôtel bâti au dix-huitième siècle par les Fizeaux, occupé par la recette particulière des finances et surtout en ce moment par une colonne de cent vingt boulangers. Le cuisinier de cette véritable garnison allumait son feu tout justement sous un appentis, à deux pas. L'engin, quoique heurtant de la tête les vénérables pavés, n'explosa pas: il les bouscula à grand bruit et entra en terre obliquement, abandonnant sa dérive en tôle d'acier. Il est extrait l'après-midi et photographié par le sergent mitron. C'est une bombe de fabrication anglaise et de dimensions respectables: 75 centimètres de hauteur et 17 de diamètre. De l'avis d'un officier d'artillerie, si elle avait explosé, tout eût été détruit dans un rayon de cinquante mètres. C'est à qui viendra féliciter M. Chauvac, le receveur particulier, qui est un homme charmant.
Avant de passer à l'autre bombe – qui éclata, mais sans dommage – de ce maladroit arroseur de ville, j'en finis avec les boulangers. Leur histoire va prouver qu'on n'échappe pas à sa destinée. Ils quittèrent, quelques jours après cet incident, la ville de Saint-Quentin pour s'en aller à Valenciennes. - Au moins, là, dit le sergent photographe à la cuisinière de M. Chauvac, nous n'aurons pas de bombes à craindre. Or, voilà qu'un mois environ plus tard, quelques geindres rentrent, l'air déconfit, à Saint-Quentin et ils racontent ceci: que, dans la nuit du 29 au 30 octobre, une bombe est tombée sur eux: morts et 17 blessés, dont les propriétaires de la maison. Il était une heure du matin et la première équipe n'était pas rentrée, heureusement pour elle! De ceux qui étaient là, il n'en échappa que huit, dont un lascar qui faisait, lui aussi, la bombe, en quoi il fut bien inspiré. Le sergent photographe était tué et le cuisinier y perdait un bras…
L'Anglais, prenant donc la ville de Saint-Quentin en écharpe, avait lâché sa première bombe en plein centre et sa seconde à la périphérie, boulevard Victor-Hugo, devant les jolies maisons bourgeoises de MM. Vanbéghin, occupées par des officiers qui en sortirent peu vêtus avec deux filles dont l'une se sauva chez elle
Dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
Les dégâts matériels sont sérieux aux alentours et il n'y est plus question de carreaux.
Trois nuits après, un autre aviateur vise un peu mieux. La gare est atteinte et une quinzaine d'Allemands sont blessés, deux sont tués, ainsi qu'un cheval. Un wagon est démoli. Puis trompé évidemment par l'éclairage très vif d'un vitrage dans la toiture de l'hôtel Terminus où l'on a caserné des évacués, l'aviateur envoie une bombe dessus qui casse beaucoup de choses, mais ne tue personne.
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